Crónica

Affaire Nisman


La crise de l'interprétation

Ces jours-ci, on accuse celui qui pense différemment sur la mort de Nisman de “s’agripper à son idéologie avec l’aveuglement du fanatisme”. Dans cet essai, l’anthropologue Alejandro Grimson joue le maître de suspicion et enquête sur les interprétations infondées que les médias et les hommes politiques naturalisent. Sans tomber dans le relativisme, il distingue entre faits et conjectures, et explique la crise culturelle que traverse aujourd’hui la société argentine et les possibles scénarios futurs.

« La certitude est comme un ton de voix selon lequel on constate un état de fait, mais on ne conclut pas de ce ton de voix que cet état est fondé. On pourrait parler d’un état d’esprit de conviction. Et cet état d’esprit est le même quand on sait que quand on croit, à tort, quelque chose »

Ludwig Wittgenstein, Sur la certitude  

Toutes sortes de certitudes

Les Argentins, nous sommes tous devenus Sherlock Holmes le 19 janvier 2015. La salle de bains, le révolver, les gardes du corps, les caméras de surveillance, la liste du supermarché, les serrures, le passage secret, l’accusation, un espion, un autre espion, Wikileaks, le balayage électronique, l’ADN. Holmes, au moment de conclure, nous expliquait comment s’emboîtaient toutes et chacune des pièces. Agatha Christie maîtrisait à la perfection l’art de faire tenir le mystère jusqu’au bout. Le roman moderne c’est la rationalité absolue qui fait encastrer toutes les pièces. Littérature d’un petit monde, si on la compare avec les grands romanciers actuels du suspens: l’auteur suédois Mankell et son détective, Wallander, ont plusieurs différences avec Holmes. Wallander est un policier en surpoids, qui boit parfois et qui, grâce à sa persévérance et son intuition, réussit à résoudre les affaires même s’il laisse derrière lui de nombreux points dans l’ombre. Jamais les choses ne s’emboîtent parfaitement, jamais la rationalité n’est totale, le monde ne rentre pas dans un roman.

Sans attendre Holmes ni Wallander, les Argentins nous sommes lancés dans la discussion de l’affaire Nisman, en étant toujours convaincus. De chaque fait découle une interprétation claire. On ne pouvait pas ouvrir la porte de la salle de bains ? Suicide. Il n’y avait pas de poudre sur sa main ? Assassinat. Le serrurier a pu ouvrir rapidement ? Assassinat. La mère avait ouvert une autre porte ? Suicide. Tout ce qui est dit pourrait être interprété d’une autre façon.

Un exemple: la fameuse discussion de savoir si la révélation contenue dans les papiers trouvés dans la poubelle de Nisman était vraie ou pas, a été menée comme si l’existence de ces papiers avait eu une signification transparente. Nisman avait pensé à demander la détention de la Présidente, “il avait laissé un message”… Mais c’étaient des papiers qu’il avait mis à la poubelle. Celui qui affirme “qu’il avait laissé un message”, a-t-il la certitude qu’il s’est suicidé ?, sait-il aussi pourquoi le supposé message n’a pas été envoyé par e-mail ?

Comme la vérité ne pouvait pas être atteinte à la vitesse dont nous avions besoin, au lieu d’effeuiller la marguerite avec les hypothèses, nous devions partir d‘un seul fait : « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien ». A partir de là, établir les faits. Et questionner les interprétations et les contextes.

Dévastation

Les hypothèses sont simples. Si Nisman s’est suicidé par sa propre volonté, c’est parce que son accusation manquait de fondement. Si ce fut un assassinat commandité par la majorité au pouvoir, c’est parce qu’il s’agissait d’une vérité irréfutable. S’il fut assassiné par ceux qui l’ont aidé à préparer ladite accusation, c’est qu’il a été victime d’un piège pour déstabiliser le gouvernement. Dernière hypothèse : le suicide a été induit.

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Et si ce n’était pas comme ça ? Si c’était plus compliqué? Si la nécessaire vérité, quelle qu’elle soit, se révélait être beaucoup plus compliquée que ces présomptions, être une trame beaucoup plus compliquée et inconnue ? Comment s’emboîte ici l’affaire AMIA? Quelle est l’incidence de l’affaire pour entrave à l’enquête qui passera dans les prochains mois en procès oral ? La géopolitique mondiale se réduit-elle à kirchnérisme et antikirchnérisme ? Depuis le moment où la bouleversante information de sa mort a été connue, le vertige interprétatif aurait commencé à lire de façon erronée les indices, à tirer des conclusions plus hâtives que justes. Cet article est une invitation à nous demander si nous ne devrions pas regarder les choses autrement, et si cet exercice ne nous permettrait pas de voir d’autres processus.

La société argentine traverse une crise d’interprétation comme on en a vu peu de fois au cours de son histoire. Ses principaux acteurs sociaux, médiatiques et politiques semblent être dans l’incapacité de distinguer les faits des interprétations. Et cette incapacité a des allures de dévastation. Depuis le moment où la nouvelle nous a mis à tous la chair de poule, la question qui guide les conversations porte sur le rapport final: suicide, assassinat, instigation, qui ? Il y a un besoin collectif de réponse urgente à ces questionnements. Et cette même nécessité nous a tendu un piège: demander à chaque fait, à chaque nouvelle, à chaque évidence, à chaque pas de l’enquête, de donner un sens cristallin à un événement qui, peut-être, n’en a pas.

Suicide, assassinat, anges et démons

Comme on le sait, la matrice herméneutique argentine est dichotomique. C’est la raison de l’apparition d’anges et de démons dans les jours et les semaines qui ont suivi la mort du procureur Nisman.

L’empressement de certains hauts fonctionnaires à affirmer qu’il s’agissait d’un suicide a contribué à alimenter l’interprétation de la mort comme un assassinat. Qui plus est, si Nisman s’est vraiment suicidé, il est probable que de larges secteurs de la société argentine ne le croiraient jamais. En quelques jours, la dichotomie principale est donc passée de “suicide ou assassinat” à “qui l’a tué ?”, même s’il n’y a jusqu’à présent aucune preuve conduisant à la certitude de l’homicide.

L’idée s’est installée que rien de ce qui a précédé la mort du procureur ne peut être soumis à l’analyse et à la discussion, car cela constituerait un manquement aux convenances. C’est comme ça ?

Nous devrions admettre que la connaissance de la vérité sur les raisons de sa mort est une condition indispensable pour que l’avenir de la société argentine reste dans le cadre des institutions et de la démocratie. Sans la vérité, nous n’aurions même pas la preuve de l’impunité, car pour cela il nous faudrait avoir la certitude qu’il y a eu assassinat, dans le cas où il y aurait eu assassinat. C’est ainsi qu’avec tout le respect que nous lui devons, une discussion ou une  réflexion sur comment Nisman a conduit l’affaire AMIA et sur l’accusation présentée le 14 janvier devrait pouvoir nous donner de façon civilisée un outil supplémentaire pour connaître les faits.

Les faits et les interprétations

Dans la société contemporaine, l’aphorisme de Nietzsche “Il n’y a pas de faits, mais des interprétations” prend subitement une nouvelle dimension. Il y a des faits : les morts sont des faits. On pourrait dire, bien sûr, que chaque mot est une interprétation : cadavre, décédé, assassiné, achevé, sont des mots qui portent des sens très différents. Le sens n’est pas inhérent, le sens est toujours une relation interprétative.

Maintenant, si nous passons à un deuxième niveau dans lequel “mort” est une convention qui permet de décrire un fait, nous pouvons partir de consensus sociaux basiques. Ainsi, un mort est un mort. Torture, c’est torture. Génocide, c’est génocide.

Foto: Rolando Andrade
Foto: Rolando Andrade

Au premier niveau, tout est soumis à interprétation, affirmer qu’un prisonnier a été torturé pourrait être une question de points de vue. Mais cela est inacceptable, moralement et épistémologiquement.

Le problème est de savoir où sera tracée la frontière qui sépare les faits des interprétations. Les négationnistes considèrent que le génocide nazi n’est pas un fait, ni les morts, ni le plan criminel. Dans d’autres pays, il peut y avoir débat pour savoir si le terme de génocide est celui qu’il convient d’utiliser pour comprendre des faits que personne ne met en question.

Il y a des faits objectifs, même si les institutions n’ont pas la capacité de les prouver. Il y a même des faits qui restent innommés: des morts qui ne sont pas reconnus socialement, de la même façon qu’il y a des planètes et des étoiles que l’humanité ne connaît pas et que donc elle ne nomme pas. Mais elles peuvent, potentiellement être découvertes et nommées.

Maintenant, les interprétations ne sont pas équivalentes. Une interprétation intéressée qui s’appuie sur les faits diffère d’une interprétation ridicule. Les deux caractéristiques principales d’une interprétation ridicule est qu’elle ne respecte pas les faits et qu’elle manque de vraisemblance ou de légitimité sociale.

Cependant, d’autres interprétations ont une certaine, voire une large légitimité sociale, avec laquelle nous ne sommes pas d’accord. Elles sont vraisemblables. Elles sont hégémoniques. La fiction de la convertibilité, du  “un peso égal un dollar” est un bon exemple.

Le problème apparaît quand les interprétations qui contredisent ouvertement les faits reposent sur une légitimité sociale « Les Argentins, nous sommes droits et humains » (slogan utilisé par la dernière dictature militaire)Que ce soit clair : il y a des situations dans lesquelles les faits peuvent admettre de façon vraisemblable différentes interprétations. Mais ceci a une limite. On pourrait dire que certaines interprétations sont à la limite exacte du plausible. Mais il y en a d’autres qui sont purement délirantes : ce que vous lisez ici n’est pas un article mais un éléphant. 

Performativité erronée

L’aphorisme de Nietzsche implique autre chose, que des vérités peuvent être fabriquées grâce à des interprétations vraisemblables. Et ces “vérités” produisent des effets réels, transforment la réalité. Les expressions de désirs ou de certitudes, la volonté de la prophétie auto-réalisée. Des phrases comme “le péronisme est mort” ou “les radicaux ne peuvent pas gouverner” sont justement des interprétations qui cherchent à fabriquer des réalités futures. Il peut arriver que les sondages électoraux qui cherchent la prophétie auto-réalisée deviennent un piège quand le corps électoral est épouvanté par les pronostics.

Maintenant, pourquoi certaines prophéties ne se réalisent pas ? C’est que la conscience sociale de performativité n’est pas si simple. L’annonce d’une victoire électorale certaine peut entraîner un résultat contraire à celui annoncé: les votes iront se concentrer sur un autre candidat ayant des possibilités. Ceci est un phénomène connu, mais peu étudié.

A la mort de Nisman, la société sait que les interprétations sont intéressées. Et quand l’intérêt est évident, il peut être plus efficace de réfléchir sur les conditions paradoxales d’une lutte d’interprétations que de laisser une simple lutte d’interprétations.

C’est ainsi que se produisent les fameuses conséquences non désirées d’une action, ou le paradoxe de la conscience de performativité. Je sais que mon interprétation peut fabriquer des réalités, mais je perds de vue que cela n’est pas mécanique : même si ce n’est pas mon intention, on peut percevoir un geste forcé et tout bascule dans le discrédit.

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Guerre herméneutique

La nouvelle de la mort de Nisman appartient à ces rares informations qui produisent un effet physique sur nos corps. Nous nous demandons tous comment comprendre ce monde qu’on appelle Argentine. La société est entrée dans un tel état de stress, d’anxiété collective, que seule la vérité peut l’apaiser. Mais la vérité s’est présentée fuyante, des données contradictoires sont apparues, des interprétations ont fleuri. Tous les visages se sont tournés vers le gouvernement. Le mot de “suicide” est apparu, ensuite est arrivé “Suicide. Suicide ?” et enfin, “le suicide (je suis convaincue) n’a pas été un suicide”.

Sur la scène politique, Nisman était devenu un adversaire du gouvernement. Avec tous les droits et les garanties, même si l’accusation est fragile et manque de preuves, un procureur a le droit de présenter une accusation absurde. C’est aux institutions concernées de se prononcer sur l’opportunité d’engager, ou pas, les procédures correspondantes.

Certains secteurs de la majorité n’ont pas compris jusqu’à présent que l’une des demandes sociales actuelles est que le gouvernement, en charge de l’État, garantisse aussi les droits de ceux qui le critiquent ou l’accusent, même s’ils le font de façon fantaisiste. Et que le gouvernement le fasse n’est pas suffisant, il doit aussi produire la sensation claire qu’il le fait. Non seulement il faut être, il faut aussi le paraître. Un exemple extrême: la meilleure tradition démocratique argentine, qui a concerné plusieurs gouvernements successifs, a été de garantir les droits de procédure et les droits civils du dictateur Jorge Rafael Videla, en commençant par garantir sa propre vie. La différence entre mon avis sur l’affaire Nismam et le droit de Nisman –et de tous ceux qui voudraient soutenir l’accusation qu’il portait-, est énorme, un abîme. Un abîme qui sépare le droit à dire et à porter plainte, et le contenu de la plainte en lui-même. C’est dommage qu’ils n’aient pas agi, tous, comme la Procureure Générale, qui a envoyé une couronne de fleurs à la veillée funèbre de Nisman. C’est son devoir institutionnel et un acte humain. Si d’autres souhaitent détruire la couronne ou cracher sur les condoléances, chacun devra assumer ses actions. C’est une erreur de ne pas envoyer de couronnes, d’exprimer ses condoléances ou sa solidarité avec la famille, en raison de son opinion sur l’action du procureur. Cette erreur indique qu’on ne comprend pas la complexité de ce qui est en train de se passer.

Certitude

Le penseur Santiago Kovadloff a assisté à l’enterrement de Nisman, et il a lu un texte. Il disait qu’un secteur de l’Argentine “habite un autre pays, est insensible à la dimension de la mort, est insensible au crime, car il le comprend comme faisant partie d’une magouille visant la destitution d’un gouvernement constitutionnel, est absolument imperméable à la vérité des faits et s’agrippe à son idéologie avec l’aveuglement du fanatisme. Cette dualité, ce déchirement terrible entre deux réalités qui se confrontent et semblent se combattre l’une l’autre sont au fond une très profonde difficulté pour faire de notre pays un seul pays. Pour faire de notre douleur une seule douleur. Pour faire de notre conscience critique la conscience critique d’un peuple”.

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Je partage avec Kovadloff le désir, l’illusion, d’habiter un jour une Argentine où la douleur serait “une seule douleur”, une Argentine avec conscience critique, une Argentine qui serait un seul pays. Je pense, cependant, que dans le cadre d’une affaire comme celle de Nisman, cela n’aurait été possible que si aucun secteur de l’Argentine n’avait prétendu avoir “la vérité des faits”.

Parce que la vérité des faits ne peut pas être une question de foi. C’est le contraire qui est arrivé. Cela fait plus d’un mois que nous ne connaissons pas la vérité et que nous accusons ceux qui interprètent les faits d’une autre manière de « s’agripper à leur idéologie avec l’aveuglement du fanatisme ». Il n’y aurait pu y avoir une seule douleur que sans une vérité concluante.

A la douleur et au bouleversement produits par la mort de Nisman, nous ajoutons le bouleversement qu’implique de reconnaître à nouveau que l’Argentine est un pays qui souffre de l’incapacité de culturelle à partager les expériences limites.

Et d’être ouvert à la vérité, quelle qu’elle soit. Je veux connaître la vérité et encore plus si elle montre que j’ai tort. Mes convictions se conformeront aux faits qui seront démontrés.

“Maintenant ils tuent"

J’ai établi une relation entre beaucoup de déclarations. J’en prends deux d’énorme puissance. La députée Carrió dit « maintenant ils tuent », et Despouy affirme, “nous sommes en 1973”. J’imagine que pour l’anti-kirchnérisme, l’idée que le gouvernement ou un secteur de la majorité a commandé le meurtre de Nisman est une confirmation de la dégradation morale.

Maintenant, ils tuent” n’implique pas une certitude, mais deux. Pour l’une, et c’est déjà beaucoup, nous sommes d’accord : pour critiquable que soit le kirchnérisme, il n’a jamais utilisé l’assassinat comme outil politique. Et ce n’est pas qu’il n’y a pas eu des morts et des disparus en démocratie. La liste est beaucoup trop longue pour être acceptable. Carrió dit que tuer n’a pas été un outil politique du gouvernement, ce qui est évident. Mais elle affirme que maintenant, oui, « ils tuent », seconde affirmation prononcée celle-ci avec certitude maximale. La question posée est celle de savoir si le statut moral (« tu ne tueras pas » morale, avant d’être juridique) a changé. Ou, s’il n’a pas changé, si c’est l’occasion de porter une telle accusation qui a changé. Nous avons besoin de le savoir.

Despouy a dit: “Nous vivons dans un pays comme celui de ’73, c’est là qu’a été installé l’assassinat politique”. C’est un exemple d’interprétation absurde. En 1973, l’Argentine sortait d’une dictature de sept ans, sous laquelle il y avait déjà eu des assassinats politiques. En 1973, il y avait deux importantes organisations politiques armées, en conflit non seulement avec les forces de l’État mais aussi avec les forces politiques d’orientations contraires. Au moins depuis 1974 certains secteurs de l’État ont monté un appareil qui a persécuté et assassiné systématiquement les dirigeants politiques et sociaux de gauche, avant-chambre du terrorisme d’État depuis 1976.

Peu de fois il y a eu de doutes sur les assassinats de la Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine), qui se caractérisaient par leur côté spectaculaire. Nous ne savons pas si Nisman a été assassiné. Il n’y a pas un seul élément de preuve qu’il y ait eu des secteurs de l’État impliqués. C’est une interprétation qui manque de faits connus. Mais l’idée que l’Argentine pourrait traverser actuellement une étape comparable à celle de 1973 est dans tous les cas une interprétation aberrante, car elle viole tous les paramètres de la comparaison historique.

Le kirchnérisme non seulement n’a jamais utilisé l’assassinat comme instrument politique mais, bien au contraire, éviter que les situations socio-politiques ne débouchent sur des morts a été une obsession. Pourquoi cela aurait-il changé? La raison pourrait être, je l’ai lu quelque part, l’accusation portée par Nisman. J’ai lu des analyses de journalistes et de juristes liés à la majorité sur l’accusation, je n’ai pas trouvé d’analyses profondes venant de l’opposition. Le journal La Nación a consulté des juristes qui ont rappelé qu’il n’y a pas de preuves contre la Présidente ou contre le Ministre des Relations Extérieures. A partir de là, on pourrait s’expliquer les décisions du juge Canicoba Corral ou le refus de la juge Servini de Cubría de ne pas interrompre les congés judiciaires à l’occasion de la mort du procureur.

Il faut enquêter sur l’accusation portée par Nisman. Il faut que ce soit une enquête objective et irréprochable. L’anti-kirchnérisme peut évoquer le Watergate. Mais le Watergate n’a laissé aucun doute, les preuves étaient évidentes. Les faits parlaient d’eux-mêmes. Tant qu’il n’y aura aucune preuve, nous continuerons à être nombreux à croire que les erreurs politiques du gouvernement n’impliquent pas un délit pénal. Et qu’essayer de convertir une chose en une autre n’est ni plus ni moins que fabriquer un faux Watergate. Nous reconnaîtrions notre erreur si un jour les preuves apparaissaient. Mais nous exigerons qu’on ne prétende pas nous imposer qu’une accusation est une preuve. C’est justement cette prétention, si fausse et si forcée, qui nous porte à croire qu’ils n’ont pas de preuves. S’ils étaient aussi sûrs que lors du Watergate, pourquoi induisent-ils la population en erreur avec le mot d’ « accusation » ? C’est peut-être qu’ils ont besoin d’une condamnation maintenant, car elle sera impossible devant un tribunal ?

Foto: Rolando Andrade
Foto: Rolando Andrade

Défendre les institutions sans la moindre concession implique de défendre l’indépendance de la justice aussi bien que le procès, le droit à la défense et la présomption d’innocence, inscrite dans la Constitution. A mon avis, le choix à faire c’est d’accuser ou de ne pas accuser. Le choix est le suivant : offrent-ils des preuves, comme dans le Watergate, ou agissons-nous en fonction de l’absence de preuves ?

Que cela nous plaise ou pas, la vérité sur l’accusation et sur Nisman fait partie essentielle de ce qu’il faut révéler pour avoir toute la vérité sur les faits. J’aurais aimé, en faveur du débat républicain, pouvoir lire quelques excellents juristes de l’opposition faire une défense enflammée de l’accusation. Je suppose que s’ils ne l’ont pas fait, c’est parce qu’ils ont des raisons de poids.

Je ne comprends pas pourquoi les honnêtes intellectuels de l’anti-kirchnérisme font silence sur les déclarations d’Interpol concernant l’accusation ou sur les données objectives concernant le commerce bilatéral. Ce sont des faits. Nous avons besoin de toute la vérité.

Mort et politique

La mort de Nisman est politique et nous renvoie aux bouleversements produits par les grandes morts politiques de notre histoire, bien que d’une façon spécifique. La mort de Perón ou la mort de Néstor Kirchner ont produit une forte commotion sociale pour de multiples raisons, entre autres pour l’énorme tristesse produite sur de larges majorités de la population et parce qu’elles avaient une incidence à la fois inévitable et imprévisible sur notre futur. Mais personne ne s’est demandé si des secteurs liés à l’État ou contre l’État avaient tramé quelque chose. Cela aurait été absurde. Les morts politiques de ces trente dernières années de démocratie ont été nombreuses, pour un pays qui a choisi de façon très ferme, parmi ses très peu nombreux consensus culturels, d’extirper la possibilité de l’homicide dans la lutte politique. Kostecki et Santillán, les morts du 20 décembre 2001, Fuentealba, Mariano Ferreyra, les Qom comme Roberto López, les morts du Parc Indo-américain, des conflits territoriaux dans les provinces, viennent s’ajouter à la douloureuse disparition de Miguel Bru et de Julio López. Nombre de ces morts ont été associées à des crises institutionnelles et politiques. Sur d’autres morts, il y a eu silence, anonymat, absence de photos dans les médias. Il y a des morts avec visage et des morts sans visage. Pour certaines morts, on sait ce qui s’est passé, d’autres sont restées impunies. Dans le cas de certaines morts médiatiques, les auteurs matériels ont été condamnés et la société se fait une idée sur les responsabilités politiques. 

Un secteur de la société considère évident que si le procureur Nisman a accusé la Présidente, la majorité est responsable de sa mort. Un autre secteur de la société, auquel j’appartiens, croit que cette lecture est très simpliste et qu’elle peut ne pas prendre en compte certaines données évidentes. D’abord, la faiblesse de l’accusation du 14 janvier. Deuxièmement, les conséquences politiques de sa mort.

Dans tous les cas, les morts politiques à forte répercussion publique produisent des processus de corrosion institutionnelle et des crises interprétatives. Ce trait de la culture et de l’histoire argentines est aggravé dans l’affaire Nisman par la difficulté à comprendre les conditions dans lesquelles il est mort. Homicide, suicide fabriqué, suicide induit, suicide du procureur, simulations. Rien n’est ce qui paraît. Ça sent le montage. Quand il n’y a pas de preuves indiquant ce qui s’est passé, nous avons l’habitude de nous tourner vers le pouvoir politique. Et on regarde à la loupe. Toute nouvelle erreur, toute incompréhension de la crise culturelle que nous traversons, peut avoir des conséquences encore plus graves.

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Le futur : erreur de calcul

Nous traversons une crise culturelle: l’irruption d’un fait de grande envergure a bousculé les cadres interprétatifs. Le sens commun perd de sa pertinence et une façon différente de voir le monde devient indispensable. La crise herméneutique est accompagnée par l’angoisse sociale. Le paradoxe est que l’anxiété pour mettre un terme à une crise culturelle peut produire des effets non désirés.

La politique ne se réduit jamais à une lutte de pouvoir dans une arrière-boutique. Les cadres interprétatifs des dirigeants politiques peuvent être très différents de ceux des gens du commun. Les premiers ont accès à des rapports d’intelligence et de contre-intelligence, croient connaître les intérêts d’une agence internationale, d’un gouvernement étranger, d’un groupe de pouvoir. Dans le monde démocratique, ponctué par des processus électoraux mais aussi soumis à des modes de légitimité sociale préalables et ultérieurs aux élections, la politique ne se limite jamais à des jeux d’échecs pouvant perdre de vue les demandes sociales.

Quand une demande sociale importante s’exprime, la question politique ne porte jamais exclusivement sur les intérêts de ses dirigeants. Il y a une autre question, cruciale, qui porte sur les motifs profonds qui ont conduit ces groupes à canaliser cette réclamation. Croire que tous les secteurs qui veulent s’exprimer en faveur de faire la lumière sur la mort de Nisman répondent aux intérêts de ceux qui sont plus visibles, c’est perdre de vue comment s’est construite de façon contingente une articulation politique. Adhérer à la théorie de la manipulation des idiots par les méchants est un péché capital qui produit un effet de paralysie et ne peut produire que de nouvelles erreurs.

Au contraire, il est essentiel de comprendre les raisons qui ont fait converger des motivations hétérogènes. Les intérêts corporatistes sont toujours là. Mais la présence de la multitude indique qu’il se passe autre chose. Entre ceux qui aiment et ceux qui détestent le gouvernement, il existe une énorme frange de citoyens qui désire une enquête transparente sur tous les faits. Ils n’ont pas de parti à priori. Si on ne s’adresse pas à eux, ce sera difficile qu’ils puissent entendre.

Ceux qui croient qu’il y a une responsabilité venant d’une partie de la majorité disent que les erreurs politiques et de communication du gouvernement en sont la preuve. Il y a ceux qui percevons ces erreurs sans minimiser leur gravité, mais qui croyons au contraire qu’ils montrent étonnement et improvisation, tout le contraire d’un plan préconçu. Si je me trouve face à une erreur d’interprétation, je suis le premier à vouloir la dissiper. En attendant, j’entends trop de voix prêtes à semer la confusion pour que leurs certitudes sans preuves ne puissent pas être démenties, même par les faits.

Dans “l’affaire Nisman” la société et la démocratie ont besoin de toute la vérité. Et cela implique la vérité sur l’attentat contre l’AMIA, la vérité sur le prochain procès oral concernant l’entrave à l’enquête des années ‘90, la vérité  sur l’accusation présentée le 14 janvier par Nisman, la vérité sur Nisman et sur sa mort. N’acceptons pas qu’il puisse rester des éléments en dehors du débat. Aucun.

On aimerait tous pouvoir tirer le fil d’Ariane. La vérité c’est que sans même savoir s’il y a une sortie possible du labyrinthe, les vapeurs de pourriture qui s’en dégagent sont insupportables.

Il existe une dimension cruciale de la politique qui ne se joue pas aux mathématiques, ni aux palais, ni même dans les lois. Elle se joue dans la légitimité sociale et les grandes majorités. Le problème est simple : cette légitimité et ces majorités dépendent aujourd’hui du fait que la vérité puisse apparaître ou pas. Il faut renforcer tout ce qui peut garantir l’autonomie totale d’une enquête bien menée et efficace, qui nous sorte de l’impasse (la présence d’un observateur de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme pourrait y contribuer).

La seule chose importante est de savoir si l’Argentine réussit ou ne réussit pas à faire la lumière sur ce qui s’est passé. Si elle arrive, de nombreuses certitudes resteront comme de simples spéculations irresponsables, la confiance de la population dans les institutions sera renforcée et le pays aura pu réagir face à une tragédie irréparable.

Au contraire, si l’Argentine ne réussit pas à faire apparaître la vérité, la crise culturelle deviendra encore plus profonde, alors qu’elle produit déjà une corrosion généralisée, dans laquelle tout peut être dit, toute théorie peut être soutenue sans le moindre fondement. Les enjeux liés à la vérité sur la mort de Nisman sont beaucoup plus importants que ce que l’on pourrait croire.

Traduction nono officielle/ Traducción no oficial. Traduit par le département de traductions de l'Ambassade Argentine en France.