Crónica

Musique et violence au Brésil


La danse interdite des favelas

Rio de Janeiro veut être belle et sûre pour le Mondial et les Jeux Olympiques. Dans l’objectif de diminuer la violence, le gouvernement a militarisé les favelas avec les Unités de Police Pacificatrices. Hormis le fait de combattre les Narcos, les UPP ont la prétention de mettre au pas les danses funk. Chronique depuis l’intérieur des fêtes qui font bouger les corps et l’économie des quartiers les plus pauvres du Brésil.

Photos: Ricardo Fasanello

Traduction: Pascale Cognet 

Dans la matinée du 19 juin, Roberto est réveillé par le bruit des hélicoptères. Il était cinq heures du matin lorsque trois engins volants ont commencé à survoler sa maison dans le Morro da Mangueira.[ NdT: Morro da Mangueira est  une favela située Rue Visconde de Niterói à Rio de Janeiro., morro désigne une colline] L’invasion militaire annonçait les changements qui étaient sur le point de se produire et elle ouvrait la voie à l’installation d’une UPP (Unité de Police Pacificatrice), qui ferait de la présence policière non pas une exception terrorisante mais une constante dans le quotidien de la favela.

Envahir le morro de Mangueira n’est pas chose facile, en partie pour les mêmes raisons qui rendent difficiles la circulation des bus, l’installation d’un réseau d’égouts.

et le ramassage des ordures : pour aller vers le haut du morro  depuis la rue goudronnée, il est impossible de monter en ligne droite, encore moins en auto, camion ou  voiture de patrouille.

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Ce n’était  pas la première et cela ne serait pas la dernière invasion, mais cette fois- là, elle était différente. Avec quatorze blindés, quatre hélicoptères, des cars, des motos, des camions et sept cent cinquante policiers, la police militaire  mettait en scène, à la date et à l’heure convenue, une attaque décisive contre le crime organisé dans la région. Pour quelques habitants, c’était le premier pas vers la libération du contrôle territorial exercé par le narcotrafic. Pour d’autres, la menace d’une intensification de l’oppression policière, les perquisitions et les interdictions symboliques, comme l’interdiction de l’une des  affirmations les plus significatives de l’autonomie culturelle et économique de la favela : la danse de rue funk.

Pour Roberto et ses amis, une perte inestimable. Pour Angela, trente ans de plus, c’était un soulagement. Elle pourrait enfin dormir  sans  ces bruits assourdissants sous sa fenêtre. Même si elle avait été mariée avec deux chefs du narcotrafic, elle ne souhaitait à personne cette vie faite de risques. Elle savait que l’arrivée de la police ne mettrait fin ni à la drogue ni aux armes.  Mais au moins ses enfants et ses neveux ne seraient plus chargés de les faire marcher.

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En 2007, le Gouverneur de Rio de Janeiro, Sergio Cabral, s’est  rendu en Colombie pour prendre connaissance du projet de sécurité publique de Medellin et de Bogotá,  où la baisse du nombre d’homicides depuis l’occupation par la police des territoires dominés par les guérilleros pourrait peut-être offrir des solutions applicables au Brésil. La reconquête militaire des favelas avait comme objectif, le rétablissement de l’accès direct de la population  aux ressources publiques, tout en éliminant  le rôle joué par les trafiquants dans cette médiation.

Prendre le territoire ennemi, comme cela se fait dans une guerre, serait le premier geste d’affirmation de l’Etat. Ensuite, on construirait les bases pour assurer la permanence de la police et la répression systématique de tout ce qui serait considéré comme un hommage à l’activité criminelle des trafiquants, comme la fermeture des commerces en signe de deuil lors de la mort de quelque trafiquant et les danses funk. Passer ses journées assis à la porte du morro*  branché à la radio- comportement  courant chez les habitants de la favela qui font des boulots informels – est aussi considéré avec méfiance désormais par la police, étant donné que, comme le dit Roberto avec ironie, «  le travailleur qui est travailleur part à 7 heures du matin et ne rentre chez lui que la nuit ».

Figures de proue de la politique de Sécurité   Publique de Rio de Janeiro, les UPP devaient réussir,  montrer des résultats rapides. Lorsque l’UPP de Mangueira s’est installée, la presse a applaudi « la fermeture du cordon de sécurité autour de  Maracanã «  se référant à la métaphore inventée par le Secrétaire à la sécurité José Mariano Beltrame. Choisie comme siège de la Coupe du Monde (2014) et des Jeux Olympiques (2016), Rio de Janeiro avait besoin de se refaire une beauté et d’être une ville sûre  pour accueillir ses invités. Une police moins violente était aussi nécessaire, étant donné que n’importe quelle action de la Police Pacificatrice n’était que la transmission d’un geste de la part de l’Etat. On a créé une police spéciale, avec un niveau d’étude plus important, avec moins de travail de combat et capable de transmettre le discours soigneusement élaboré par l’équipe de marketing sur les principes de dialogue et de citoyenneté qui orientent sa manière d’agir. La haine et la terreur  de la police des habitants de la favela  devaient se transformer en un lien dans lequel ne manqueraient pas les « s’il vous plait » et les « merci beaucoup » d’une relation normale et pacifique. Mais également une relation armée et asymétrique.

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Un après-midi Roberto rentrait chez lui avec sa tête de gars des favelas, son bermuda et ses sandales, et il s’est rendu compte que la police l’observait. En arrivant à la porte de Buraco Quente, quelqu’un l’a abordé. Le policier était du même âge; de la même couleur et la même taille que lui, mais il portait un uniforme. «  Bonsoir, Monsieur. Puis- je vous fouiller ? Je sais que vous êtes un travailleur mais moi aussi je suis en train de faire mon travail ». Merde, pensa Roberto, sans savoir si par hasard il n’avait pas un joint dans sa poche. Par chance, il n’en avait pas. Il se laissa fouiller et continua en direction de chez lui,  en faisant la tête. Il fut de mauvaise humeur tout le reste de la journée.

Le gouvernement a promis que les canalisations et les toilettes à ciel ouvert seraient remplacées par des collecteurs et bénéficieraient d’améliorations dans le service d’assainissement de base. Des bouteilles de gaz et des médicaments  seraient distribués comme dans le reste de la ville et non plus par le réseau de services des trafiquants. On a négocié un prix préférentiel pour que la distribution de l’énergie électrique revienne dans le domaine des entreprises et commence à être encaissée.  NET, [NdT : plus grand opérateur de télévision par câble en Amérique Latine] prévoyant des représailles face au démantèlement du « Gato Net », réseau de câblage  pour la distribution « alternative »  du signal de Télé par câble, a créé un « tarif citoyen » pour la régularisation du service. Roberto n’a pas aimé  lorsqu’il s’est rendu compte qu’avec la police, arrivaient les entreprises, les patrons de la finance. Cependant ses compagnons de logement ne voulant pas vivre sans le câble pour voir l’UFC [NdT : Ultimate Fighting Championship] il a du s’abonner et commencer à  payer les 30 réaux par mois.

Un peu amer, il raconte qu’avec l’implantation  du drapeau de l’état de Rio de Janeiro par les policiers, qui  a couronné le spectacle de l’occupation, le Morro de Mangueira a immédiatement bénéficié d’outdoors de l’entreprise de téléphonie mobile VIVO et un exemplaire de « Casa e Video » [NdT : maison et vidéo], la boutique populaire dans laquelle on peut acheter de l’électrodomestique aux tupperwares   à crédit, avec des remboursements sans fin. « La première chose qu’on nous a donnée, a été la police, et la possibilité d’acheter des choses. Mais les poteaux électriques n’ont pas changé, ils prennent feu à chaque instant et les collecteurs sont toujours bouchés. Pourquoi ne pas tout arranger avant de faire venir la police et  réglementer la danse? »

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Du haut du toit du cinquième étage du bâtiment où fonctionnent un bar et un studio, le funkero Roberto voit le mouvement tranquille des bars et des trottoirs dans la rue du Buraco Quente [NdT : nom dun quartier : « Trou chaud »] et se souvient:” Tout cela  ici était à nous, nous pouvions à peine aller d’un passage  à l’autre. Il y avait sept équipes de son, sept DJs différents et tous quicando QUICANDO* [NdT: quicar: faire des mouvements de bas en haut en se déhanchant, voir ci-dessous]».

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Nous n’en connaissons pas l’expression, mais les images du déhanchement funkero qui mime les mouvements sexuels- l’imposition pelvienne et le balancement possédé des derrières - comblent rapidement le vide sémantique de la phrase sans que cela ne doive interrompre  la transe mnémonique de Roberto.

Les paroles des funkeros disent des choses telles que ”quica no piruzinho” (en train de bouger les fesses de bas en haut). Dans le lexique funkero, quicar *ne décrit pas génériquement la danse sensuelle, mais une manière de se balancer particulière qui demande de l’habileté pour descendre jusqu’au sol, tout en se maintenant accroupi et en conservant le déhanchement en même temps que les fesses  donnent une impulsion vers l’arrière et vers le haut, de façon à ce que le mouvement, vu de derrière, fasse penser au rebond d’une balle. Il est conseillé de commencer à pratiquer en s’appuyant contre un mur ou en s’attachant les cheveux pour un meilleur équilibre.

Avec 129 bpm (pulsations par minute) de la base rythmique connue comme tamborzão*, le mouvement de descente se répète jusqu’à l’épuisement. L’alternance avec d’autres pas chorégraphiés est un simple procédé administratif. Il faut faire attention aux genoux pour  « quicar » jusqu’à 8 heures du matin, horaire auquel on commence à fermer le bal.

Il n’y pas de renseignements spécifiques qui  fassent état de l’inauguration de la culture funk au Brésil. Les premières infos de la décennie 70 parlent des amplis  qui passaient du soul nord -américain pour des foules allant jusqu’à dix mille jeunes par nuit, en majorité des noirs, dans la Zone Sud carioca. Il manquait encore du temps avant que le funk à cette époque, un rythme totalement étranger, et favela ne deviennent synonymes.

La décennie (des années 70?) a marqué une crise de l’espace urbain à Rio, avec des conséquences encore visibles jusqu’à aujourd’hui. Dans les années 60 précédentes,  Cidade de Deus [NdT : Cité de Dieu une « favela de la banlieue de Rio de Janeiro, autrefois ville ouvrière modèle avec ses petites maisons et ses HLM ; aujourdhui, Cidade de Deus est au bidonville où sentassent plus de 40000 personnes] avait été inaugurée comme un ensemble de logements dans la Zone Ouest pour recevoir les personnes délogées par  la politique de  démantèlement  des favelas situées dans des zones à potentiel spéculatif. Pour ouvrir le chemin à la croissance dans des secteurs recherchés considérés à fort potentiel, les habitants de 63 favelas ont été déplacés à Jacarepaguá, [NdT : Jacarepaguá est un quartier de la zone ouest de la ville de Rio de Janeiro, au Brésil, localisé dans la baixada de Jacarepaguá, entre le Maciço da Tijuca et la Serra da Pedra Branca, à l'écart des attractions touristiques de la ville de Rio] région où sera construit le village olympique pour 2016.

A la fin des années 60, l’architecte  et urbaniste  Lúcio Costa, travaillait aussi sur un projet révolutionnaire. D’après les modèles de la capitale fédérale de Brasilia, le projet de   Barra da Tijuca [NdT : Barra da Tijuca  est né il y a 40 ans au milieu de nulle part au bord de plages immenses], a été présenté comme une alternative permettant d’absorber le gonflement démographique de Rio et répondre à la demande de nouvelles zones à fort potentiel.

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Son “plan pilote”, sorte de loi organique pour l’organisation  urbaine, fixait des règles pour assurer le droit de permanence des classes pauvres dans des zones centrales et bien approvisionnées, en les protégeant  des futures pressions  spéculatives. Comme le croyaient les adeptes de l’avant-garde, l’urbanisme était la science du XXème siècle qui permettrait de transposer les abîmes de l’inégalité sociale et de promouvoir la coexistence pacifique entre les riches et les pauvres dans le même espace. Cela ne s’est pas passé ainsi.

En 1980, le Brésil vivait la fin de la dictature militaire,  affaibli  par la crise engendrée par la dette extérieure. La difficulté pour obtenir des crédits, les forts taux d’intérêts et l’engagement du à la dette rendaient infaisables les rares initiatives gouvernementales d’accès au logement. A cause de l’inaccessibilité des prix dans le périmètre urbain et le manque de perspectives de logements, pour beaucoup de familles aller à la favela est devenue la solution. Dans ce lieu, il n’y avait pas de régulations de l’état pour l’occupation de l’espace et, les services comme l’eau et l’électricité  pouvaient être  obtenues « en contournant la règle ». Les favelas de Rio ont augmenté au rythme de la dette.

C’est à ce moment- là que Glauber, qui est né et a grandi à Mangueira, a décidé de devenir DJ. Il était accroc aux programmes de musique noire de la Radio Manchete et devenait dingue avec le matériel de mixage de son. « A cette époque, on ne dansait qu’en juin, pour la fête du même mois. C’était à ce moment -là qu’on avait l’autorisation pour faire la fête dans la rue et personne ne t’embarquait. Il passait ses vendredis, samedis et dimanches, avec  le pagode [NdT : Un pagode est une petite fête musicale, souvent improvisée dans un bar, au coin dune rue ou sur une place. Cest une manifestation typique de la vie carioca qui réunit toutes les générations  autour  dun vaste répertoire de chansons brésiliennes], la samba et le funk le  tout  mélangé ». La communauté grandissait et il fallait plaire à tout le monde. Avec sa casquette, souriant  avec ses dents  du bonheur, Glauber raconte qu’il enregistrait les speakers radios quand ils présentaient les chansons et les répétait jusqu’à connaître leurs noms  par cœur. C’était la seule façon de les reconnaître si par un heureux hasard il tombait sur le disque vinyle.  Ce n’était pas facile de les trouver ; en 1980, on les importait et donc ils étaient  rares et chers.

Glauber savait que, lorsqu’il aurait l’opportunité de manier un pick-up, il n’aurait pas de temps pour penser entre deux disques. Il fallait que ça  s’enchaîne du premier coup et  hop; il devait avoir la chanson en  tête. C’est la première leçon qu’il a apprise en observant ses aînés. C’était cette intimité avec le répertoire, ajoutée à une parfaite compréhension des structures de temps, ce qui est fondamental pour manipuler le son « sans perdre la piste ». Il n’y avait rien de pire pour un  DJ de danse qu’un faux pas rythmique ou une interruption brusque. Un faux mouvement et les gens arrêtaient de danser. Ce fut la seconde leçon. Quand il a eu la possibilité de jouer pour la première fois à Mangueira, ses nerfs ont failli lâcher. Il tremblait et il faisait bouger  les boutons de contrôle,  l’estomac serré et les yeux  fermés de celui qui déclenche le détonateur de la bombe atomique sans connaître les conséquences de l’explosion. Concentré pour ne pas rater la piste, il ne s’était  même pas rendu compte que la piste de danse se remplissait. Il a obtenu son premier boulot dans une équipe de son et n’a jamais travaillé à autre chose de sa vie. Il a vu naître le funk carioca et a accompagné chacune de ses étapes. Il a connu aussi toutes les interdictions mais il a fait le choix de ne pas s’en indigner. C’est un petit gros bien tranquille qui parle fort, mais lentement, et croit qu’on peut tout arranger par la discussion.

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La première” interdiction” du funk n’a pas été un acte  normatif et ne considérait pas le funk comme un objet particulier. Les prix prohibitifs  des logements et l’idéologie de la sécurité publique poussaient le public vers la Zone Nord. Le transfert des danses noires vers  ces espaces est fréquemment associé à la demande du “Canecão” [NdT : maison traditionnelle de spectacles localisée à Botafogo, Rio], dans la zone sud, pour la réalisation d’évènements plus concordants  avec les goûts de la classe moyenne.  Les noirs, pauvres et jeunes stigmatisés comme des criminels par les préjugés sociaux et raciaux ont été relégués dans  les zones périphériques.

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Au niveau du numéro  1702 avenue Visconde de Niterói,  dans la zone nord de Rio, se côtoient de grandes avenues, des viaducs et des collines où s’entassent des constructions irrégulières en brique brute  avec des façades à nu.

On dit que le Morro de Mangueira *, à l’époque, une espèce d’élévation le long des voies de chemin de fer, aurait reçu ses premiers habitants- travailleurs et descendants de l’esclavage- à la fin du XIXème siècle. Les premières constructions en maçonnerie ont été construites avec des restes de démolitions des débuts 1900, lorsqu’un élan modernisateur et, coïncidence,  un incendie ont détruit les masures dans le centre,  les travailleurs ont été chassés vers des zones plus éloignées de la ville. Là est né un des premiers rassemblements de samba, l’une des plus respectables  lignées de compositeurs : Cartola, Carlos Cachaça et Nelson Cavaquinho.

Une enclave  de logements,  qui deviendrait un modèle défiant  la pensée urbanistique contemporaine, a grandi là aussi. C’est là que s’est consolidé l’un des symboles les plus concrets du processus de ségrégation entre le développement urbain officiel et la prolifération des  favelas, la différentiation entre « morro » (colline) et « asfalto » (asphalte) comme territoires en opposition : celui des envahisseurs illégaux et celui du progrès et du développement.

Avec ses 15 mètres de haut et 60 de large, la façade rose et verte du terrain multisport du Morro, le Palais de Samba ressemble à un cadeau de noël .Cachant la vue de la pente du morro (colline), le Palais do Samba  occulte la précarité des maisons et s’offre comme un cadeau joyeux pour celui qui arrive avenue Visconde de Niterói. Là ont fait des feijoadas et des répétitions de l’école de samba Estação Primeira de Mangueira, fréquentée par les habitants et des touristes brésiliens et étrangers. Autour du terrain, de l’autre côté de la rue, sous la bifurcation du viaduc Agenor de Oliveira, des rations de nourriture et des boissons étaient généralement servies  dans des structures en dur avec un branchement électrique.  Les trailers (comme on appelait ces locaux) ont offert l’accueil festif d’une foire populaire et ont permis que la fête ne s’achève pas faute de provisions. Toute la nuit, on offrait des sandwichs, de la bière fraîche, des limonades et des soupes pour soigner les gueules de bois.

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Les vendredis, bals funk, les samedis, samba et les dimanches, charm. [NdT: Charme mot ancien qui désigne le >R§B dans l’état de Rio, composante de la musique noire américaine. Aujourdhui, désigne musiques noires des années 80 et 90 qui intègrent le style soul et funk américain.]

Pour les habitantes du morro qui faisaient marcher les cuisines et les réfrigérateurs, les fêtes étaient la garantie de la présence des consommateurs. Grâce à ce commerce sous le pont, elles pouvaient payer les traites du crédit des réfrigérateurs, des téléviseurs et des téléphones. Contrairement au funk,  Angela  aimait beaucoup cela : rentrer du travail à 13h le samedi et se mettre à danser le pagode  dans la rue sans devoir se préoccuper de préparer le repas du déjeuner. Elle pouvait acheter un churrasco

[NdT: viande cuite au barbecue] avec du pain très bon marché à ses voisines propriétaires de trailers (NdT : baraques), bavarder et prendre des bières jusque tard dans la nuit. A neuf heures, dix heures, elle aimait prendre un caldo verde, une soupe typique carioca à base de pommes de terre, chorizo et feuilles de bettes. «  Après avoir bien bu et dansé toute la journée, le caldo verde, c’est salvateur. Tu le réchauffes, tu diminues un peu la cuite, après tu peux même continuer à boire ! »

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La structure du morro se dévoile  progressivement. Avant de se subdiviser en ruelles, escaliers et couloirs qui permettent le passage entre les maisons, il faut traverser la rue Buraco Quente., une rue goudronnée où se concentre la vie publique de la communauté. Au premier étage, les portes s’ouvrent au commerce qui s’arrête difficilement avant dix  heures du soir, avec les téléviseurs branchés sur le feuilleton policier. Cependant, c’est dans l’intimité verticale des boutiques de l’entresol que la frontière poreuse  entre le public et le privé commence à apparaître. Si d’un côté les portes et portails d’accès aux étages supérieurs dans la rue do Buraco Quente sont toujours ouverts, il faut savoir où l’on doit entrer et où ce n’est pas possible.

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Pour habiter dans un lieu privilégié comme la Travessa Saião Lobato, il faut bénéficier d’un privilège quelconque, comme celui d’hériter d’une maison ou avoir de bonnes relations avec le pouvoir local. C’est le cas d’Angela, une femme  avec des jambes costaudes faites pour la samba et les yeux affairés d’un chef de famille. Lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte de Ricardo Coração de Leão (NdT : Richard Coeur de lion), elle a reçu la maison en héritage avec la responsabilité d’élever l’héritier de l’un des trafiquants les plus recherchés  de Rio de Janeiro dans les années 80.

Or, pour vivre à Travessa Saião Lobato, il faut aussi être téméraire: la rue do Buraco Quente est une des rares rues par laquelle on peut passer en voiture et est aussi  l’endroit le plus exposé au bruit de la danse  funk et aux  violentes investies policières que rappellent les traces de balles sur les murs.

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C’est l’émotion de sentir les graves du funk contre sa poitrine et l’envie d’impressionner sa fiancée qui ont fait que Roberto ait vaincu sa peur et soit allé à un “bal  de corredor”*à l’extérieur de Mangueira  pour la première fois  [NdT :* baile de corredor : forme de danse et combat qui oppose deux groupes rivaux de chaque côté (A /B) d’une ligne imaginaire, avec démonstration d’hostilité dans le but d’envahir le territoire rival avec forces coups de pieds et coups de poings entre autres.]

- La danse était une nouveauté pour moi, mon gars.  Moi j’étais un orphelin  et je ne voyais que mes oncles se frotter à cela : se  taper sur la gueule mutuellement  et rentrer le matin, souriant à la vie.

Il raconte l’historiographie du funk, tout au long des années 90, des dizaines de cars loués déversaient dans les bals des centaines de personnes qui s’organisaient, en fonction de la communauté à laquelle elles appartenaient, soit du  côté A soit du côté B. De ce côté, les participants de Mangueira, Manguinhos, Arará, Tuití. Dans l’autre groupe, Macacos, Andaraí, Barro Vermelho. Ce qui différenciait  les groupes, c’était autant l’identification  géographique d’où ils étaient issus que la division territoriale par zones d’influence des organisations comme Comando Vermelho  (NdT : Commando Rouge) et  Terceiro Comando (NdT :Troisième Commando). Dans les corredores (NdT : couloirs), l’objectif était simplement  de se tabasser en se donnant des coups, côté A contre côté B. Il y avait aussi la place pour des affrontements entre groupes différents appartenant au même clan, dans ce qu’on appelle « un bras de fer ».

En général, l’aile féminine réprouvait cette pratique, lui préférant la confrontation romantique du melody (NdT : forme de danse techno) ou la rencontre érotique dans la danse funk « de putaria » (NdT : danse simulant lacte sexuel) à la violence du corredor. Or, la confrontation entre le mouvement d’une foule  avec son propre corps pour un homme est un  plaisir incommensurable. On ne peut pas comprendre la virilité qui imprègne ces ambiances, avec cette odeur d’homme en sueur  si on n’a jamais participé à une rueda punk ou fait partie d’un groupe de supporters fanatiques. Conciliant, Roberto raconte des épisodes romantiques vécus dans les bals. Des déclarations d’amour étouffées par le rythme du voltmix (NdT : électro funk).Avant toutes choses, c’était là  un lieu de rencontres entre la musique, la ville, les rivalités, les amours et les angoisses  particulières à la jeunesse et un  contexte de périphérie. Des blessures au visage, les copines et le temps s’en chargeaient après.

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En 1995, sous la menace de coupure de fourniture d’eau et d’électricité dans le morro Chapéu Mangueira (Zone Sud), la Ligue Indépendante des équipes de son a dû céder à la pression du Département de la Sécurité et mettre fin à ce type de bals. Les normes exigeaient l’interdiction du transport en bus clandestins, l’impossible isolation acoustique  de la zone et la fin de violence physique. Ce fut aussi un prétexte pour persécuter le bal sans « corredor ».

Pour DJ GLauber, le principal souvenir  de l’époque, c’est l’arrivée d’un tank de l’armée à la porte d’un bal sur le terrain de l’école de samba. Ce fut la  fin. Pendant cinq ans, plus un bal à Mangueira.  Ce fut la première action juridique d’une longue série qui cherchait à enfermer le funk dans l’illégalité ; une tentative pour capturer, renfermer et civiliser une impulsion qui naissait dans la face obscure de la civilisation.

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La persécution  des bals funk a son volet légal. Comme l’explique le professeur Carlos Palombini sur le site proibidão.org ; «  le 3 novembre 1999, la Résolution 182 de l’Assemblée Législative de l’Etat de Rio de Janeiro institue, sous l’initiative du député Alberto Brizola (PFL) [ NdT :Partido da Frente Liberal], la Comissão Parlamentar de Inquérito( CPI :la commission parlementaire d’enquête) « dans l’objectif d’enquêter sur ‘ les Bals Funk’, avec des indices de violence, de drogues et déviances de comportement du public infanto-juvénile » (art.1°). La « CPI du funk » débouche sur la loi 3410, promulguée le 29 mai de l’année 2000. Elle rend responsables pour les bals funk les présidents, les directeurs et les gérants des locaux où ils se déroulent (art.1°) ; en les obligeant à installer des détecteurs de métaux à l’entrée (art.2°) ; en exigeant la présence de la police militaire  pendant la manifestation (art.3°) ; en sollicitant l’autorisation écrite de la police (art.4°) ;en  autorisant  l’intervention dans les locaux dans lesquels ont lieu des actes d’incitation à la violence,  d’érotisme et de  pornographie, de même que là où l’on ferait le dit  couloir de la mort (art.5°) ; en interdisant l’interprétation de chansons et procédés d’apologie du crime (art.6°) ; avec obligation que les autorités policières contrôlent la vente de boissons alcoolisées aux mineurs (art.7°).

Il est possible que la conséquence principale de « La loi Funk » ait été la migration quasiment générale  des bals vers les favelas, espace où l’accès à l’appareil policier se faisait (et se fait encore) de façon différenciée par rapport au reste de la ville, à cause, entre autres choses, des particularités de sa géographie et son fort potentiel d’affrontement.

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Si d’un côté, on a essayé avec la loi de contrôler  les manifestations de funk, d’autres tentaient, par les mêmes voies, de combattre l’association directe entre le funk et narcotrafic par la reconnaissance du mouvement en tant que partie prenante de la culture.  C’était un débat qui se déroulait loin des bals, dans des réunions  et des assemblées. En tant que  MC [NdT : Maîtres de Cérémonies, Dans le milieu du rap, ce terme désigne le chanteur (ou rappeur). Le plus souvent, seules les initiales « MC » sont utilisées. Le MC peut également désigner un rappeur], Leonardo s’offusquait. Il ne pouvait pas continuer à  s’en prendre simplement à la police, ou se révolter contre « le système » en écrivant des paroles combatives. Il était maintenant  un adulte. Il savait que s’il voulait faire quelque chose, il lui faudrait ravaler sa salive et entrer dans le jeu de la politique officielle.

En 2004, la Loi de l’Etat 4264 stipulait que le funk était une « activité culturelle à caractère populaire », en faisant avancer la problématisation  de l’identité assumée entre funk et illégalité et ainsi il n’était plus du ressort du bureau de la  Sécurité Publique de l’Etat de Rio de Janeiro. Malgré les avancées, la loi exigeait encore l’observation  des normes régulatrices pour la sécurité et la mise aux normes des locaux exigées par la législation antérieure.  Avec une totale méconnaissance des discussions légales, Roberto et ses amis faisaient balancer leurs corps au son du batidão*. [NdT : son très fort] Dopés  au bacardi et aux énergisants, ils cherchaient à oublier que le lundi allait arriver et que les armes autour d’eux pourraient être mortelles. L’illégalité ne les effrayait pas. Ils savaient que peut-être,  ils allaient perdre la vie de cette manière. Un faux pas, une amitié trompée, une mauvaise rencontre avec la police ou une balle perdue. Pas besoin d’être un criminel pour mourir ou être traité comme tel.

Le 19 juin 2008, exactement six mois avant l’inauguration de la première UPP (Unité de Police Pacificatrice) de Rio de Janeiro, on a fait un pas en arrière. La dérogation de la Loi 3410  ouvrait un espace à l’institution de la loi 5265  du député Álvaro Lins (PMDB), [NdT : Parti du mouvement Démocratique Brésilien], un ex chef de la police dans le gouvernement de Rosinha Garotinho (PR). [NdT: Parti de la République].

Le texte instituait des règles encore plus restrictives pour la réalisation des bals : un permis écrit demandé avec 30 jours d’anticipation ; la présentation de plusieurs documents qui attesteraient du respect des  normes acoustiques, l’engagement d’une entreprise de sécurité autorisée par la Police Fédérale, le service médical d’urgence et les dispositifs d’enregistrement d’images de sécurité. Les « chefs d’entreprises » devraient, également, obtenir l’approbation de 4 organes légaux différents (Commissariat, Bataillon Militaire,  Corps de Pompiers et  Tribunal pour Mineurs) sans délai  bien défini de réponse et devraient mettre à disposition de la police les images de sécurité  pour six mois. En cas de non- respect de ces décisions, la loi  prévoyait des sanctions telles que la suspension de la manifestation, l’interdiction du local et l’application d’amendes. Impossible.  Les dispositifs  de la loi de Álvaro Lins, rendaient n’importe quel bal  inéluctablement illégal. Pour lui, 2008, n’a pas été une année facile. En mai, ils l’ont arrêté en flagrant délit, dans son appartement de Copacabana, accusé d’avoir acquis  l’immeuble avec de l’argent  reçu illégalement alors qu’il était chef de la police. En décembre, il a été révoqué de ses fonctions, pour avoir reçu des pots de vin. Il a été expulsé de l’Assemblée Législative de l’Etat de Rio de Janeiro, pour avoir traité les journalistes de «  porcs » et de « chiens » et les policiers fédéraux de « crapules ».

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Une enquête de la FGV [NdT: Fondation Getulio Vargas, institution privée brésilienne de recherche en sciences sociales à buts non lucratifs, fondée en 1944] réalisée en 2008 indique que le “marché” des bals mobilisait jusqu’à dix millions de réaux par mois dans la ville. La recherche prend en compte une chaîne productive qui va du chiffre d’affaires des grandes entreprises comme  Furacão 2000 au ramassage des  canettes dans des bals de la communauté, en passant par les MC, les DJ, les techniciens son et les vendeurs informels.

Dans les bals avec accès contrôlé_ comme ceux mis en place dans des clubs et sur les terrains de sport,  avec le prix des entrées qui ne dépasse pas R$5,00_ il est possible de comptabiliser les dépenses et recettes  à partir du bilan de la maison. Ce n’est pas le cas des bals de favela, qui se font gratuitement, où  décentralisation des profits et informalité prévalent.  Les jours de bal, le salon de coiffure où travaillait Angela se remplissait. On faisait balayage, hydratation, fer à cheveux  et manucure comme dans une chaîne de production et transformait le petit salon en une serre chaude avec des odeurs de shampoing, formol et vernis. Pour le mari, delivery (NdT: livreur), c’était aussi un jour de revenus supplémentaires, il passait la nuit à monter et descendre le morro  avec des passagers sur le siège de sa moto. Les passagères qui venaient de sortir du salon, exigeaient qu’il conduise avec précaution : elles refusaient d’utiliser le casque  pour ne pas démolir leur coiffure. Le freezer de Doña Creusa fonctionnait aussi à plein. Elle devait mettre à refroidir le triple de cannettes  de bières dans son bar pour donner des provisions aux porteurs de bières du fils, marchand ambulant  qui les vendait aux équipes de son et à la foule.

Assis à l’un des bars de l’avenue Visconde Niterói, Glauber  raconte que le bal de Buraco Quente  (NdT : trou chaud) n’avait pas de chef. Chaque équipe était engagée par quelqu’un de différent, et l’offre sonore variait en fonction du goût et de l’intérêt des employeurs. «  Chaque équipe passait une chose différente. Il y avait du  proibidão  [NdT : littéralement : « fortement interdit »sous genre du funk carioca, mélange brut de live funk vocal et structures de Miami Bass], du  melody,  du funk d’origine. Il y avait même un local de musique électronique. » L’idée, selon le DJ, était que la fête soit gratuite et de gagner de l’argent avec la vente de boissons. Il incombait à chaque groupe de commerçants de garantir que où que se trouve son comptoir/ boutique/ bar, il y aurait de la musique forte,  du mouvement et beaucoup d’ambiance. Les espaces au milieu de la foule et des annonces par micro étaient réservés aux marchands ambulants. Travailler le matin tôt valait la peine. Comme l’indique la recherche de FGV et les récits des commerçants locaux, le funk rapportait le triple ou le quadruple  de ce qui était généré par le commerce en dehors des bals.

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“Il y a des bonbons. Chewing gums, sucettes. Un réal! un réal! Limonade, bière, 3 pour 5! Il y a  du loló, loló, loló ( NdT :en référence au dissolvant Lanza Perfume, drogue à base d’éther et de chloroforme). De la coque, de la bonne, il y en a à 5, il y en a, il y en a, il y en a!

Pour les MC, le profit avec les bals est indirect. Les meilleurs cachets, qui peuvent atteindre les R$ 5.000 réaux, se paient dans les fêtes  en dehors de l’état ou dans des maisons de show. Dans les présentations  de danses fermées, la moyenne est de R$1.500,00. Chanter dans la favela, voulait dire un cachet réduit ou inexistant. En même temps, les présentations gratuites en direct étaient l’épreuve du feu pour les nouvelles compositions. « Il n’y a que deux manières de faire pour que la chanson fasse un tabac. Les radios, qui sont chères et bureaucratiques, ou les communautés. Si ça marche, ça marche tout de suite. Tout le monde la chante, ça devient une rengaine. Si ça ne passe pas, c’est fichu,  ça ne prend pas » dit Fred, le producteur d’évènements qui gère aussi la carrière du MC Alexandre.

Elevé dans le complejo del Alemão (NdT: quartier de favelas nord -est de Rio), Fred n’a jamais fait de musique, mais il dit être un funkero né. Les sourcils bien faits, les cheveux rasés avec soin et domptés avec du gel, là où il y en a, le chef d’entreprise a le type de physique d’une machine et des tatouages colorés étirés par le gonflement des muscles du bras. Il exhibe une montre coûteuse, a une prédilection pour les teeshirts extravagants de la maison californienne  Christian Audigier et  une vocation pour les affaires.  « Dans le centre commercial, un de ces teeshirts vaut  400, 500 réaux » dit-il en montrant  le teeshirt avec des incrustations brillantes. «  Mais s’il vient de Miami, comme c’est un ami qui me le rapporte, ça revient à 150. Il en prend plusieurs et me les apporte directement chez moi. »

Enthousiasmé  par la capacité de réponse à la divulgation sur les réseaux sociaux, dont il accompagne attentif l’actualisation avec des  « likes” et “views” grâce à son Nextel de dernière génération, Fred confie que bientôt on n’aura même plus besoin des radios, où il faut se battre pour obtenir des espaces avec des grands producteurs phonographiques du milieu comme VIA SHOW ou FURACÃO 2000. « Je fais la vidéo, je la mets immédiatement sur « Face » et  je suis  baba quand je vois les « j’aime », dit-il en souriant avec sympathie derrière son appareil d’orthodontie rutilant.

Les fonctions d’un chef d’entreprise varient selon la popularité, l’agenda  et le degré d’intimité avec le MC. En plus d’organiser des grandes fêtes de  funk   dans la périphérie avec des investissements conséquents et un retour incertain, Fred se consacre également à  la programmation de shows, à la production de vidéoclips, à la divulgation des compositions d’Alexandre et il peut conduire jusqu’à 500 kms par nuit entre  deux présentations. La moyenne des week-ends est de trois représentations par soirée, pouvant aller jusqu’à six, plus une gratuite dans la favela pour la fermeture. Pour ce travail, il touche 50% des cachets  du MC. Pour les évènements qu’il produit, le profit correspond à tout ce qui entre, moins les frais et la part de son associé. Dans la plus grande fête qu’il produit, il est angoissé par la lenteur de la vente anticipée des entrées  et la possibilité de perdre la valeur d’une voiture en investissements, et puis tout s’arrange. Il a gagné quinze mille réaux et a changé de voiture pour un modèle plus neuf, équipé d’un appareil DVD. Il regrette les bals de Mangueira, où l’on pouvait arriver jusqu’à 10 heures du matin. « Depuis qu’avec les UPP, ils ont dressé une barrière pour les bals, il est encore plus difficile de mettre un hit sur la plaque ».

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Dans la matinée du mardi au jeudi, le 15 mai 2010, Wallace Ferreira da Mota, MC Smith,  n’arrivait pas à dormir. Il virait, tournait dans son lit de sa maison de Vila da Penha. Il fut réveillé par des coups de matraque sur la fenêtre et dit à sa mère : « ouvre, cette fois ci ils ont un mandat ». Quelques jours auparavant, il avait reçu la visite de policiers armés et sans identification. Ils affirmaient que  Smith était recherché à cause de ses liens avec le trafic et venaient avec l’espoir de le prendre en flagrant délit pour possession de drogues.  Il n’y avait pas de mandat. Ils ont emporté quelques milliers de réaux  que Smith conservait pour s’acheter une moto. De cette visite, plus de nouvelles.

La deuxième fois, le mandat  de perquisition et d’arrêt citait Smith dans quatre articles de la loi pénale pour « incitation et apologie du crime »,  « association avec des trafiquants » et « association illégale ». Il s’agissait d’un travail commun du Commissariat à la Répression avec la Délégation de répression aux crimes de l’informatique la « DRCI » dont les recherches ont été basées sur des vidéos de présentations de MC publiées sur internet. Smith est l’interprète de « Vida Bandida », « Funk de contexto » qui raconte l’ascension d’un jeune pauvre qui porte des vêtements prêtés  vers le sommet de la hiérarchie du Comando Vermelho [NdT : Comando Vermelho Rogério Lembruger, plus connu sous le nom de Comando vermelho (rouge) CV, une des plus importantes organisations criminelles    créée en 1979 dans la prison de Candidi Mendes] avec des femmes, de l’argent, la police et des armes à sa disposition. Avec un refrain des plus puissants de l’histoire du genre, le funk est devenu célèbre et les jeunes de l’intérieur et de l’extérieur de  la favela le chantent. «  Notre vie est hors la loi /et notre jeu brutal/ Aujourd’hui nous faisons la fête, demain nous serons en deuil/ La tête de mort de nous fait pas peur/ nous n’échapperons pas au conflit/ Mais ce n’est pas grave, le sang de Jésus Christ nous protège »

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Le ton élogieux de la chanson serait suffisant pour le faire rentrer dans le cadre de crime pour  « apologie »  pour lequel on ne requiert pas la réclusion. Cependant la mention directe de Fabiano Atanázio “FB”, un  des trafiquants  les plus recherchés de Rio de Janeiro  et le fait que la chanson soit chantée à la première personne, ont suffi à  créer un lien de « confraternité » entre le chanteur et le trafiquant. Pour ce crime, l’article 35 de la Loi  11.343/06 prévoit la sanction de 3 à 10 ans de prison plus le paiement d’une amende de 1000 à 1500 réaux. La même action a donné lieu à l’arrestation de trois autres MC : Frank, Ticão et Max. La nouvelle a eu des répercussions dans la presse nationale et internationale. Après avoir vécu les neuf jours les pires de leur vie, en chantant pour éloigner la perspective d’être  oublié derrière les barreaux,  Walace et ses collègues ont été libérés grâce à l’intervention d’APAFUNK  (Association de Professionnels et Amis du Funk).

APAFUNK est née du besoin de transformer une affaire de police en affaire politique. Avec vingt ans de carrière dans le funk, MC Leonardo a créé l’association pour unifier la profession, défendre ses droits, son image et la représenter politiquement.

Leonardo suit la routine d’un homme politique. Il partage son temps entre le programme radio quotidien émis par la radio nationale, l’organisation, la divulgation d’évènements de l’association et la famille ; l’attention aux besoins  de la profession (les gens qui ont besoin d’un avocat, de conseils ou de protection) ; les appels qu’il reçoit sur son portable ou via  nextel ; les négociations directes avec les UPP.

Il considère qu’il y a une tendance “fasciste” et  normalisatrice  actuelle dans la politique par rapport au funk. « Ecoute le député qui parle de funk,  tu as envie  de pleurer », ironise-t-il  en ouvrant grand la bouche quand il prononce les « á »,  facilités rythmiques de MC. « On dit que le  funk a un grand pouvoir pacificateur, que c’est de la culture. Oui, c’est bien. Mais en pratique?  C’est où? Parce que celui qui habite la favela ne connaît rien, eh. Il ne sait rien de la législation, il ne bitte rien. Rien de rien. Un sergent de la PM (Police Militaire) met fin à un  bal funk de ce genre, sans mandat, sans rien. A peine arrivé, c’est  déjà fini. »

Leonardo ne croit pas au projet des UPP tel qu’on le mène actuellement mais il croit en une forme de renforcement civil  et en la souveraineté citoyenne de l’habitant de la favela qui connaît ses droits et ne se soumet pas aux abus par manque d’information. A ce moment -là, Leonardo ne semble plus autant dérangé qu’au début de la conversation.   Derrière la table,  le ton de sa voix monte, le rythme s’accélère  et il commence à bouger les bras, inquiet, ouvrant sans cesse grand la bouche  pour parler : «  La police va arriver ici, va m’arrêter pour désobéissance et personne ne va m’écouter ? Personne n’entend ce qui se passe dans la favela. Ils t’emmènent à l’intérieur du commissariat, tu signes un tas de trucs, tu donnes ta version des faits  et la police la sienne.  Dans le cas d’infraction vis-à-vis de l’autorité de Rio de Janeiro, ils te mettent au commissariat et te disent  « Paye 15 paniers de la ménagère  de base, et si tu fais des histoires tu devras payer 60 »  Alors, le collègue qui n’est pas informé, pour s’en sortir,  se présente et  signe la condamnation. C’est pour cela que le gars de la favela baissera la tête. On arrive au  point que la personne devient un toutou devant  la police. «  Patron » par ci,  « Patron » par là. » Moi, on ne me fait pas chier.

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En 2007, le député de l’Etat Marcelo Freixo  et le député fédéral Chico Alencar ont promis à MC Leonardo qu’ils rédigeraient ensemble une loi  en faveur du funk. Avec cet instrument, il n’y aurait plus de place pour l’hypocrisie politique de l’hostilité. Avec un projet de loi, la discussion pourrait déboucher sur quelque chose.

Pendant l’élaboration de la proposition, Leonardo est sorti avec la Loi de Álvaro Lins  sous le bras, comme un témoin de Jéhovah pour démarcher auprès des  députés et  les convaincre de la nécessité de créer quelque chose de différent à celle-ci. La réponse, patron,  était qu’aucune activité culturelle n’a besoin d’une loi, puisque le Brésil est une démocratie. Alors Leonardo respirait profondément et avec la générosité d’une professeure  d’alphabétisation leur rappelait qu’il existe déjà d’autres lois et que celles-ci devaient être revues, car elles allaient dans le sens de la persécution du funk.

Le 23 septembre 2009, la loi d’Alavaro Lins a été abrogée. L’aile politisée des funkeros et le Ministre de la Culture  Juca Ferreira se sont félicités de  la sanction de la loi5.544/09, qui reconnaissait le funk comme manifestation culturelle ; Le funk passait sous la compétence du  secrétariat à la culture et non plus de celle du Bureau de la Sécurité. Tout type de discrimination ou préjudice, de nature sociale, raciale ; culturelle ou administrative, contre le mouvement funk ou ses participants, était désormais interdit.

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Presqu’un an après, MC Leonardo et Renato Senna, capitaine de la UPP du MC Leonardo y Renato Senna, du Morro dos Tabajaras se serraient la main. Depuis qu’on observait les principes de la “paix”, que l’on disposait d’une heure de  fermeture et qu’il n’était pas permis de faire mention du proibidão, le bal avait l’autorisation de se dérouler à l’intérieur du terrain de sport, avec une capacité de 500 personnes. A côté de la prison des MC, “ le bal de la paix” a été la principale  nouveauté en rapport avec le funk en 2010. De la même façon que les UPP ont été conçues pour être “une façade”  dans  la nouvelle étape de la sécurité publique à Rio de Janeiro, le bal de la paix devrait être  un exemple  de la possibilité de coexistence pacifique avec la police, sans interdictions, mais avec des règlementations : fouilles corporelles, entrées payantes et interdiction de laisser entrer les adolescents.

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Tout devait bien se passer, un jour de pluie, le DJ demandait instamment : Les amis, s’il vous plait, dansons autant que vous voulez, mais sans ouvrir le parapluie! » En se référant à la manière dont on saisissait les fusils pendant le proibidão. Personne ne s’est opposé. La fermeture, comme convenu, a eu lieu à trois heures précises,  sous les protestations des personnes présentes. Leonardo se bat encore pour que l’on commence à éclairer à 4heures 30  afin que le funkero ne reste pas dans le noir à attendre le bus qui commence à passer à 5 heures du matin depuis peu.

Ici et là, avec le soutien d’Apafunk (et plus rarement grâce aux liens des habitants  avec l’UPP locale), les bals en règle ont obtenu des licences pour se tenir  dans les favelas de Rocinha, de Salgueiro, de Tabajaras et Santa Marta. Dans le morro de Cantagalo, la négociation récente pour l’autorisation du bal  s’est faite dans un climat de fête. Alors que  MC Leonardo et le commando de l’UPP, s’échangeaient des poignées de mains,  un petit groupe dansait au rythme du tamborzão. Aux prochaines élections municipales, le MC sera candidat pour être conseiller pour le parti du député Marcelo Freixo,  du  PSol [NdT : Parti socialiste et liberté].

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Le bureau de la Sécurité de Rio de Janeiro avance, avec lenteur, vers l’objectif de faire chuter les indices de violence dans la ville. Avec 3.122 policiers dans les 17 UPP, les chiffres officiels relèvent de  2008 à 2012, une diminution de 40% des enregistrements d’assassinats ; 35% des agressions de piétons et une augmentation de presque 50% du nombre d’arrestations. En même temps, face à l’urgence de rénovation de la ville pour recevoir les mégaévènements, on mène une politique de démantèlement forcé dans des favelas qui comptent 135.000 familles sur des listes d’attente pour être relogées ailleurs et  on estime à 170.000  le nombre de personnes  qu’il faut déplacer pour permettre d’entreprendre les travaux.  Dans la région de Maracanã, les baraquements  détruits de Mangueira n’ont jamais réussi à être remplacés par des infrastructures meilleures, comme il avait été promis. Le même rouleau a démoli entièrement une favela voisine, de l’autre côté des voies ferrées pour faire de la place pour un parking pour le stade.

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Pendant ce temps, la réalisation de bals funk  connaît aussi des avancées dans la nouvelle configuration territoriale de la ville.  Il y a cependant encore une bataille légale à venir, l’annulation de la résolution 013 du Bureau de la Sécurité  Publique, un décret qui donne à la police le pouvoir de s’opposer à tout évènement sans avis préalable, sur un critère général  comme « trouble de l’ordre public » ou «  contraire aux  bonnes manières ». L’objectif principal des dénonciations sont les évènements dans les favelas – du simple asado [NdT : grillade traditionnelle]  aux fêtes d’anniversaires- où l’on passerait du funk  en plein air.

En ce qui concerne l’affirmation du colonel Robson Rodrigues selon laquelle les UPP ne provoqueraient pas « le déplacement  du crime vers d’autres régions », c’est un peu plus compliqué. Marta, habitante de Mandela,- une favela sans UPP dans la région comme la « Franja de Gaza » [NdT : Bande de Gaza] pour la forte incidence d’échanges de tirs- raconte qu’avec la pacification des morros comme ceux d’Alemão et de Mangueira, elle a remarqué l’intensification des coups de feu lors d’affrontements avec la police et une augmentation de la fréquence des visites de trafiquants venus des morros pacifiés.

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Au milieu des bâtiments populaires du quartier, où a lieu le bal, Nathaly, ajuste ses bas en dentelle sous son mini short tout en expliquant comment on fait un “quadradinho”.  [NdT : danse style funk]”. Il s’agit de se plier en gardant les hanches en hauteur, cela  peut ou non anticiper une quicada, en privilégiant un  mouvement qui accompagnera le rythme rempli des secousses de la résonance. A 14 ans, Nathaly danse sur le  rythme  d’un enchaînement qui célèbre sa démographie. « Les petites jeunes de Mandela/ bougent le cul pour quicar/Quica  et quica sur l’ardillon / Je lui attrape celle-là/ Je lui fais goûter de celle-ci / elle m’attrape par la queue moi je lui touche l’anneau »

Mandela abrite aujourd’hui une ”danse de communauté” typique qui est devenue  la préférence absolue  chez les adultes et “les petites nouvelles” –filles de plus ou moins 14 ans qui rendent fous les adultes grâce à leur désinhibition sexuelle –depuis l’interdiction dans le Buraco Quente. Contrairement à ce que peut signifier l’intensification des coups de feu, il ne s’agit pas d’un évènement belliqueux, encore moins criminel. C’est une grande fête qui reçoit ses invités dans la joie, l’intensité et une certaine tension  caractéristique  du lieu où elles se passent  et non de la nature de l’évènement.

Nathaly dit qu’elle a ‘un peu” peur des armes mais  elle change de sujet, pour raconter, avec enthousiasme qu’elle prétend se trouver un autorisation de travail  ‘pour mineur’ et gagner quatre- vingt réaux pour enregistrer le premier funk de putasserie de sa création. Son rêve est d’être chanteuse et danseuse, mais aussi avocate. Son activité nocturne préférée est le bal funk.