Militaires et célébrations du Bicentenaire de la Nation d’Argentine


Argentine: Marche arrière

Quelle idée de nation présente un défilé réduit à l’acclamation des forces armées? Quel modèle de relation entre société et armée propose l’Etat qui laisse désormais la conduction politique de l’armée aux militaires? Tensions, débats et contexte judiciaire derrière la présence de militaires liés au terrorisme d’Etat des années 70 et au putchisme des années 80 et 90 aux célébrations du Bicentenaire de la Nation d’Argentine des 9 et 10 juillet 2016.

Ce 8 juillet 2016, les critiques les plus acerbes des célébrations annoncées du Bicentenaire de l’Indépendance prévoyaient une mise en scène fade et de facture infantile. Or les organisateurs ont fait preuve d’autrement plus d’audace : les hommages passés, différents secteurs, y compris au sein de l’alliance actuellement au gouvernement, visent désormais la revendication de la terreur civico-militaire des années 70 et du putchisme des années 80 et 90, protagonistes véritables de la célébration nationale qui vient d’avoir lieu.

Le malentendu a commencé avant même que ne défilent les militaires de l’Opération Independencia et Aldo Rico : en présence de l’ancien roi d’Espagne, Juan Carlos I, l’épisode historique de 1816 était redéfini par le président Mauricio Macri comme une source d’angoisse et non plus de liberté et de gloire. Rappelons qu’à quelques centaines de kilomètres du représentant de cette royauté, au nom de laquelle le continent américain fut soumis à l’exploitation, au pillage et à des exterminations, dans la prison d’Alto Comedero de la province de Jujuy voisine de celle de Tucuman, se trouve illégitimement privée de sa liberté, depuis janvier dernier, une des principales dirigeantes sociales d’Argentine, Milagro Sala.

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La relation que j’établis là n’est en rien capricieuse ; au-delà de la malléabilité juridique, - bien enracinée dans la tradition inquisitoriale que les Espagnols avaient imposée à la force de l’épée au nom de la justice-, Milagro Sala est incarcérée fondamentalement pour avoir osé défier, avec la force de la dignité indigène, la matrice même du colonialisme d’antan qui, sous d’autres apparences aujourd’hui, reproduit sa capacité d’asservissement.

Jusqu’à ce 9 juillet à midi, nous savions que Juan Carlos de Bourbon participerait à la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance et que le discours présidentiel pourrait nous déconcerter. Mais nous ignorions encore que le défilé militaire, qui a dominé cette célébration nationale, exhiberait les archétypes des horreurs de notre passé proche. Ce qui suit est écrit dans la stupeur.

Le(s) indépendence(s) à Tucumán

 

Si Tucuman était témoin, en 1816, de la libération définitive de l’Espagne et de la naissance de notre République, c’est aussi là qu’en 1975, une opération militaire homonyme y était organisée. L’horreur fut autrement supérieure au contresens sémantique, et consista à transformer le territoire de cette province, le plus petit de l’Argentine, en un camp de concentration à ciel ouvert. Au nom d’une guerre inexistante, en 1975 l’Opération Independencia fut la répétition, avant son extension à l’échelle nationale – avec des connexions internationales via le Plan Condor – de la machine de sang, de tortures et de disparitions forcées de personnes la plus féroce jamais connue sur ces terres.

Il y avait eu des avertissements préalables. Le premier : les bombardements de l’année 1955, où de manière inédite au monde, des avions de l’Armée nationale, fondée pour défendre la souveraineté, et donc le peuple, larguèrent des bombes sur des civils et des travailleurs en plein jour, sur la proie facile que constituait la foule à une heure de pointe dans le centre de Buenos Aires. Suivirent les années du plan de répression CONINTES, puis la formation militaire dans le cadre de la Doctrine de Sécurité Nationale qui transforme en ennemi ce qui est populaire. Le 22 août 1972 étaient fusillées lâchement des personnes désarmées, sur le modèle, sans doute, des exécutions de 1956 de Valle et de ses compagnons.

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Il a fallu des années, depuis le retour à la démocratie en 1983, pour comprendre que la dictature n’était pas seulement militaire, mais civique et militaire, et que le génocide de 1976 avait été précédé par les faits énumérés ci-dessus.

Malgré les instruments légaux et politiques que l’impunité avait obtenus à force de conditionner la gouvernabilité démocratique, elle n’a pu se soustraire à la longue résistance qui en a exploré la moindre brèche, a réclamé justice devant les forums internationaux, a signalé les bourreaux. L’immensité de cette geste l’a rendu possible. On l’accompagnait ou on lui faisait obstacle.

Après l’impunité négociée en 1989, grâce à des amnisties qui venaient s’ajouter aux lois honteuses de l’Obéissance due et Point Final, il a fallu attendre 26 ans pour que cette répétition de la terreur dictatoriale qu’avait été l’Opération militaire Independencia soit enfin soumise à un procès oral et public. A peine débute-t-il que ceux qui se revendiquent comme des combattants de cette « opération », et la valident donc, défilent en « héros de la patrie » à l’occasion de la fête officielle du Bicentenaire.

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Un rosaire de provocations

 

Actuellement, il n’y a aucun signe encourageant quant à la politique Mémoire, Vérité et Justice alors que les procès pour lèse-humanité requièrent bien plus que l’indifférence de l’Etat. En l’espace de six mois, a) nous avons reçu la visite du Président Obama le jour même du souvenir des 40 ans du coup d’état et le président d’Argentine n’a mis aucune emphase à demander une coopération capable de tirer au clair les soutiens reçus par les Etats Unis dans le développement du terrorisme d’état et son impulsion ; b) le ministre de la Justice et des Droits de l’Homme a dissimulé une réunion avec la militante politique Cecilia Pando, une rencontre dont la teneur est suspecte par le seul choix du silence et de l’obscurité, sans compter les informations qui circulent sur des réunions successives avec les avocats des répresseurs d’hier ; c) de fait, depuis la prise de fonction du nouveau gouvernement, on licencie le personnel du Programme Vérité et Justice, absolument nécessaire à la tenue des procès de lèse-humanité ; d) la Direction des Droits de l’Homme du Ministère de Sécurité de la Nation, antérieurement dépendante directement du ministre, est dissoute ; d) la première mesure du Ministère de la Défense de la Nation a consisté à éliminer l’interdiction de soigner les militaires accusés de crimes dans les hôpitaux de l’armée qu’avait établie le précédent ministre, Agustín Rossi, à cause d’une fugue spectaculaire depuis l’un de ces établissements. Mentionnons aussi les déclarations négationnistes réitérées du secrétaire de la Culture de la Ville de Buenos Aire qui vient de démissionner de son poste sous la pression sociale - et non pas sur décision de ses supérieurs. 

 

La sentence judiciaire du Bicentenaire

 

En ces temps de versatilité du pouvoir judiciaire face aux changements des signes politiques envoyés par le Pouvoir Exécutif, il ne serait guère surprenant que la Salle II de la Chambre Fédérale de Cassation Pénale acquitte, par vote majoritaire, les accusés du massacre de Villa del Rosario, dans la province de Catamarca. Le 8 octobre 2013, un tribunal oral y avait condamné Carlos Eduardo del Valle Carrizo Salvadores, Mario Nakagama et Jorge Ezequiel Acosta d’“homicide qualifié aggravé, par préméditation” à la peine de prison à perpétuité. Il s’agissait de l’assassinat de 14 militants du ERP – PRT. Fusillés, au milieu de la montagne, alors qu’ils s’étaient rendus et se trouvaient complètement désarmés.

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En fait, le bâti historique qu’était parvenu à assembler la lutte populaire terminait abruptement avec cette sentence. Par majorité, les juges Riggi y Catucci y affirmaient qu’à la date où ces événements avaient eu lieu, sous l’autorité d’un gouvernement démocratique – rappelant que celui-ci avait été élu en 1974 avec plus de 60% des voix – il n’existait pas encore de plan de terreur systématique et qu’il ne s’agissait par conséquent pas de crimes de lèse humanité.  

Or ceux-ci étaient perpétrés le 12 août 1974, deux mois à peine après le Massacre de Trelew - reconnu en 2012 comme crime de lèse humanité. En novembre 1974, la CGT avait apposé une plaque qui, honteusement, est toujours exposée sur la place d’Armes du Ministère de la Défense de la Nation et qui dit, d’après mon souvenir : “Des forces du travail à l’Armée Argentine, pour sa lutte contre la subversion apatride ”. Quiconque peut aller la voir.

Nous ne devons pas les éclaircissements sur les antécédents de la terreur sous régime démocratique à l’autocritique sur les responsabilités politiques menée depuis la fin de la dictature. C’est encore et toujours les organismes de défense des droits de l’homme et les associations de familles des victimes qui, par leur combat, ont fait reconnaître clairement que l’appel au crime politique n’était pas le patrimoine exclusif des militaires et des gouvernements de facto.

Il a fallu des décennies pour rompre le cercle de la formalité juridique et vaincre les résistances politiques pour établir que la terreur d’Etat n’avait pas commencé avec le coup d’Etat du 24 mars 1976 - ce que savent parfaitement les secteurs populaires qui, comme semble le dire sarcastiquement la majorité de la Salle II, avaient voté à 60% un gouvernement dont certains secteurs internes versèrent dans des actions répressives imparables sur partisans et adversaires. Cette sentence judiciaire, qui insiste sur l’élection de 1974 et fait fi des complexités politiques d’alors, loin de garantir la justice renforce les théories qui nient la terreur d’Etat, et en rendent les victimes responsables. 

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Cette sentence est contestée (en particulier par le recours déposé par le Secrétariat des Droits de l’Homme de la Nation) et la Cour Suprême pourrait la révoquer. Néanmoins, depuis que la Salle de Cassation l’a rendue, Carrizo, Salvadores et Nakagama sont en liberté. Et le premier d’entre eux vient de défiler pour le Bicentenaire sous l’étendard des anciens combattants de l’Opération Independencia. On le voit : les décisions judiciaires ont des conséquences directes.

La vigilance doit être de mise : le procès pénal, oral et public, de l’Opération Independencia a commencé – quelle coïncidence – un mois avant l’affirmation par la Chambre de Cassation Fédérale que le caractère démocratique d’un gouvernement suffisait à nier la terreur d’Etat comme réalité.

Ce qui est en discussion à Tucumán

 

L’Opération militaire Independencia avait été à l’époque justifiée par le combat de la guerrilla du ERP – PRT. Or la répression avait commencé de s’abattre dans la province de Tucuman avant 1975, en particulier sur les jeunes et les ouvriers de l’industrie sucrière regroupés au sein du mouvement combattif FOTIA. Comme le démontre l’historien Eduardo Basualdo, c’est à Tucuman que se noua l’étroite relation entre le bloc économique dominant qui cherchait à se développer et l’instrumentalisation du pouvoir militaire, avec l’objectif d’éliminer tout obstacle possible.

Selon le Tome I du Rapport “Responsabilité des entreprises dans les crimes de lèse humanité en Argentine”, suite à l’approbation du décret 261/1975 du 5/02/1975 qui marquait le début officiel de l’Opération Independencia pour “exterminer la subversion”, celle-ci “ (…) fut menée jusqu’en 1979, successivement, par les généraux Acdel Edgardo Vilas, Antonio Domingo Bussi et Luis Santiago Martela. Vilas, en personne, a expliqué que l’épicentre de son action dans la province de Tucumán était le “milieu syndical et, à l’intérieur de celui-ci, notre objectif principal était la FOTIA”.

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Les délits jugés dans la province de Tucuman depuis le 5 mai de cette année vont de la violation de domicile, la séquestration, les privations illégitimes de la liberté, tortures et abus sexuels jusqu’à l’homicide de 270 personnes, pour la plupart disparues encore à ce jour. Quant à l’origine sociale de ces victimes, le rapport sur la responsabilité patronale que nous venons de citer et établi à partir des éléments du dossier judiciaire, indique que 40% étaient des ouvriers ou des membres directs de leurs familles, 15% des dirigeants syndicaux. Seules 7% des victimes étaient en lien avec les groupes armés ERP – PRT ou Montoneros.

Non seulement Isabel Perón n’a pas été appelée à ce procès, ne serait-ce que comme témoin, mais restent en dehors les grands patrons de l’entreprise sucrière qui – telle la famille Blaquier propriétaires de l’Usine Ledesma à Jujuy – constituaient le support fondamental de l’Opération Independencia. Pour exemple, rappelons ceux qui avaient formé le Fond d’Appui Patriotique de l’Industrie du Sucre, à l’existence approuvée par le décret 4635 de l’année 1976, et administré sous la ferme direction du père de l’actuel Ministre de l’Economie, Alfonso Prat Gay.

À bien y regarder, la perspective aidant et en laissant à la justice la densité que le passage du temps apporte à la compréhension de la terreur des années 70, ce qui est jugé aujourd’hui à Tucuman dépasse le cadre d’une opération militaire. C’est plus qu’une étape dans l’histoire du génocide argentin. Il s’agit du disciplinement, par la voie de l’extermination, non seulement des victimes directes, mais encore du développement national.

En ce sens, la décision d’acclamer par des vivats ceux qui se présentent comme les combattants d’une guerre qui non seulement n’en était pas une mais qui, de surcroît, et d’après les chiffres comme ceux que nous venons d’indiquer, constitue une énorme fraude. D’un point de vue républicain, sous le bruit des applaudissements, sur quelle confusion parient ceux qui défilent et disent revendiquer et vénérer une justice qui enquête sur leur passé proche ? Dans une perspective militaire, quelle version de l’honneur se nourrit de la revendication des pires chapitres de l’histoire des troupes que ces accusés intègrent – et qui, lors de l’Opération Independencia, utilisèrent de manière répétée leur pouvoir contre des travailleurs, des étudiants et des militants politiques ? Quel message nous est adressé, à nous les témoins directs et silencieux de notre histoire, lorsque les bourreaux revendiquent la pédagogie de la terreur qui, aujourd’hui encore, traverse, à travers les générations, nos corps ? 

La revendication du coup d’Etat

 

Le dimanche 10 juillet, le Président de la République Mauricio Macri n’a pas pris le repos qu’il avait annoncé sur Twitter et a assisté au défilé strictement militaire de Buenos Aires, tel que l’avait prédit quelques jours auparavant un article enthousiaste de La Nación.

Devant le Président de tous les Argentins et du ministre de la défense, nous avons vu passé Aldo Rico. Le parcours de ce carapintada l’avait mené à l’ostracisme, au terme de fanfaronnades antidémocratiques lors de son recyclage politique dans le péronisme grâce à toutes les possibilités offertes par l’amnistie honteuse décrétée par Menem. Dans l’arène politique, il a été le protagoniste de tous les échecs : débâcles électorales (au-delà de sa mandature de maire de San Miguel) et ministère de la Sécurité de Buenos Aires sous le gouverneur Ruckauf. De son passage par le gouvernement provincial, on se souvient de l’habilitation de la torture systématique, dénoncée devant les tribunaux et par les organismes de contrôle compétents, ainsi que de l’augmentation des délits et de la violence.

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Actuellement, il serait conseiller sheriff d’une municipalité de la banlieue de Buenos Aires. Dimanche dernier, il a saisi l’occasion qui se présentait et est réapparu sur la scène publique dans son déguisement de militaire. J’emploie le mot « déguisement » sciemment car Aldo Rico n’est plus militaire depuis le 5 février 1988 : ce jour-là, il fut renvoyé de l’armée. Il est de connaissance publique que son obstination putchiste était d’une obscénité telle qu’il n’avait pu s’opposer à cette décision, malgré la faiblesse du gouvernement radical d’alors sur les Forces Armées. Sa condition de militaire perdue, l’ancien lieutenant Colonel Aldo Rico n’est plus que le dossier 2260 de l’Armée.

L’histoire a ses revirements : 28 ans après le renvoi d’Aldo Rico, un autre radical fait table rase de cette décision sous la forme d’un défilé, d’honneurs et de revendication publique. Le ministre de la Défense Martínez, du parti radical, a expliqué que Rico n’avait pas été convoqué à la célébration par son Ministère et que la décision en revenait aux organisations d’anciens combattants qui ont participé au défilé de ce 10 juillet. C’est là une déclaration de principe en matière de contrôle politique des Forces Armées : plutôt que faire, laisser d’autres faire. Ce qui ne rend pas serein, c’est la stupeur de ce ministre mis devant le fait accompli –et qu’il a vu défiler devant ses yeux. 

Il ne s’agit pas là du seul contrepoint du radicalisme macriste avec le radicalisme de l’ancien président Raúl Alfonsín (premier Président de la République d’Argentine au retour de la démocratie). A vrai dire, la surprise de l’actuel Ministre de la Défense est la conséquence publique de la décision qui vient d’être prise de laisser désormais l’administration des Forces Armées à ses propres chefs, sans prévoir un quelconque contrôle politique effectif. Le Décret 721/2016 vient d’éliminer, il y a quelques semaines à peine, un pilier fondamental du contrôle politique du pouvoir militaire, établi au retour de la démocratie sous le gouvernement d’Alfonsín, en février 1984, par le décret 436/84. Aldo Rico défilant ce 10 juillet constitue un exemple concret de la difficulté, pour ne pas dire de l’impossibilité, de contrôler lorsque le choix est de laisser faire.  

A ce défilé du 10 juillet a participé également le lieutenant-colonel Emilio Nani, sanctionné à plusieurs reprises pour revendication du terrorisme d’Etat. Il avait été décoré pour son action lors de l’assaut de la caserne de Villa Martelli, La Tablada, en 1989. Indépendamment du jugement qu’on peut porter sur la décision des assaillants de cette installation militaire, ceux qui aiment le droit et les institutions doivent savoir que la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme a condamné l’Etat argentin pour les aberrations qui y furent commises au nom de la défense de cette caserne. Aujourd’hui encore, Francisco Provenzano, Carlos Samojedny, Iván Ruiz et José Díaz sont toujours des disparus, alors qu’ils avaient été capturés vivants. Une enquête est en cours par la justice pénale, sur la décision de la Cour Suprême prise en décembre 2014.

 

La couverture des Malouines

 

Nous pourrions nommer d’autres participants à ce défilé suspectés de crimes de lèse humanité, dont les visages ne sont pas connus : le passage du temps, en matière d’impunité, fait des ravages. Mais un échantillon suffira :  celui offert par Carrizo Salvadores, Rico, Nani qui ont défilé comme héros des Malouines.

La condition d’ancien combattant des Malouines est-elle suffisante pour obturer toutes les autres horreurs commises et revendiquer des personnages tel ce trio ? Le statut d’ancien combattant est-il intouchable alors ces militaires ont été dénoncés pour les abus commis sur leurs troupes ?

Le même artifice, qui consiste à ne pas articuler les opérations de la terreur avant 1976 avec sa splendeur maximale après le coup d’Etat, agit lorsqu’on présente la guerre des Malouines comme un épisode hors du dispositif du terrorisme d’Etat. 

Ceux qui étaient signalés comme des tortionnaires actifs dans des Centres Clandestins de Détention sur le continent furent accusés d’avoir étendu leurs pratiques sur les troupes des Malouines. Durant la gestion du précédent ministre de la Défense, Agustín Rossi, la Direction des Droits de l’Homme de ce ministère a analysé exhaustivement les archives des Forces Armées durant le conflit des Malouines suite aux dénonciations d’anciens combattants – ceux-là même qui viennent de refuser de défiler à cause de la présence de répresseurs. A propos de ce rapport, le quotidien Clarín écrivait, le 14 septembre 2015 : “Un document secret – signé par le commandant en chef de l’Armée, le lieutenant général Cristino Nicolaides, le 30 décembre 1982, six mois après la fin de la guerre des Malouines – révèle le plan de la dictature pour occulter les délits commis sur les îles. Dans ce texte –classé “secret” par l’Armée- Nicolaides fixait les lignes pour taire les tortures et les humiliations sur les conscrits dans une note adressée au commandant du V Corps de l’Armée ». Quelque temps auparavant, la Cour Suprême avait stoppé la voie judiciaire locale par une décision que le constitutionaliste Gil Dominguez avait qualifiée d’inexplicable. Cette sentence avait mis un point final à toute possibilité de procès, mais pas au débat public.  

Quelle communauté nous propose-t-on d’imaginer ?

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Si ce déploiement militaire projette l’imaginaire national, quelle idée de Nation y est attachée lorsque son exposition n’est que militaire - à la différence des festivités de 2010 où participaient, sur un même plan d’égalité, les travailleurs, les organisations de quartier, les collectivités, les secteurs du peuple dans son entier ? Quel modèle de relation civico-militaire est proposé lorsqu’un ministre délaisse la direction politique des militaires, libres de célébrer comme ils l’entendent dans l’espace public ? Si, de plus, la scène est occupée par ce qu’il y a de pire dans l’armée, celle du terrorisme d’Etat et du putchisme, quel type de communauté exhibe-t-on par la revendication des chapitres les plus abjects de notre histoire ?

Un refrain revient avec insistance : il pèserait sur les hommes et les femmes d’aujourd’hui des comptes non soldés de ceux qui les ont précédés.  Cette charge qu’on veut reprocher au processus dit de Mémoire, Vérité et Justice constitue, au contraire, une grande opportunité. C’est le silence des grandes corporations et le manque de courage des responsables d’hier qui continuent de rendre suspect tout ce qui est militaire.

L’absence de prise de responsabilité par le Ministère de la Défense pour les défiles du Bicentenaire est un laisser faire. Il n’y a ici aucune marge pour l’ingénuité : on n’arrive pas par hasard à la célébration du Bicentenaire avec une photo de la République où le libérateur San Martín est méprisé et le putchiste Aldo Rico mis en vedette.