Crónica

L'école contemporaine


La classe globale et le professeur moderateur

“Je parle et ils n’en ont rien à faire”, “ils n’ont pas apporté leur devoir”, “ Ils ne participent pas en cours”, voilà quelques phrases qui font un tabacdans les plaintes exprimées par les enseignants. Pour que les élèves restent assis, qu’ils se concentrent et regardent le tableau, la lutte est chaque fois plus inégale. “La classe comme schéma de discipline ne fonctionne plus. Et, d’après les enseignants, ils ne sont aidés ni par la famille, ni par l’Etat”. Dans cette chronique amphibie, l’écrivain et enseignant DamiánHuergo, et la spécialiste MarcelaMartínez, analysent les problèmes quotidiens des écoles secondaires et mettent en avantle privilège unique de cette institution : la rencontre quotidienne. Ils découvrent des défis : le passage de l’enseignant arbitre à l’enseignant animateur qui a priori ne s’attend plus à être respecté.

Photos: Prensa ANSES

Traduction: Pascale Cognet. 

C’est le premier jour pour Leandro comme professeur. Un nuage vert, rouge et jaune s’échappe des feux de Bengale et recouvre le portail  d’entrée à double battants de l’école. Du trottoir d’en face, Leandro hésite  à traverser ou à attendre que la fumée se dissipe pour ne pas secouer le nainasthmatique qu’il a dans les poumons. A l’intérieur du nuage, les adolescents font bouger leurs corps comme si c’était la première répétition d’une murga,  [NdT : genre artistique qui combine musique et théâtreet donnent des spectacles dans la rue ou sur les places avec des formations de percussionnistes, danseurs, musiciens et artistes de rue, fréquent en temps de carnaval ou autres festivités ils sautent, se serrent dans les bras et chantent. L’un d’entre eux joue du bombo [NdT : instrument de percussion folklorique, sorte de grosse caisse, tambour] sur la peau duquel il y a l’emblème du club Lanús [NdT : club de foot] .Leandro, sans y penser, se met à fredonner la mélodie des tambours. Il le fait une fois, deux fois, trois fois, et il ajoute les paroles que lui-même a chantées aphone pendant le mondial du Brésil 2014. Mais la chanson des gamins est toute autre : elle est dédiée à la directrice, Susana :

“Susana dis-moi ce qu’on ressent

Les sixièmes vont bientôtpartir

Je te jure que même si les années passent

On ne s’oubliera jamais″ [NdT : sixièmes : dernière année de l’enseignement secondaire en Argentine.]

—Susana est la directrice d’école- raconte Leandro quelques mois plus tard, tout en regardant les prix gonflés de la carte d’un bar à côté de la gare de Burzaco. C’est une chic fille. Quand elle a arrangé mon emploi du temps, elle m’a dit que si elle laissait les heures comme je les lui avais demandées, mon premier jour de classes dans le secondaire allait tomber avec le ″dernier premier jour de classes″ [NdT : les élèves qui commencent leur dernière année de l’enseignement secondaire ont instauré la célébration du premier jour de classes de leur derrière année] de mon groupe d’élèves.

Ce n’était pas un problème pour Leandro, il venait d’étudier pendant quatre ans  pour être professeur et réussir cet été- là l’entrée en licence. Tout ce qu’il voulait, une fois pour toutes, c’était entrer en classe pour faire cours.

***

 Avec quelles certitudes et représentations Leandro a-t-il ouvert la porte de la salle de classe ? Quel genre d’élèves l’attendait ? De tout ce qu’il avait préparé  chez lui, qu’allait-il pouvoir réaliser ?

Si nous fermons les yeux et nous imaginons un cours, la première image qui nous vient à l’esprit, c’est un quadrilatère  semblable à une pièce avec un plafond très haut, avec des rangées de chaises occupées par des jeunes assis, au centre de la scène, un adulte debout , avec derrière lui un tableau vert ou blanc. Ce modèle de Salle de classe cliché imaginé, organise la distribution des corps dans l’école sur la base du tandem  adulte conducteur-élèves conduits. Même si elle semble anachronique, la répétitionde cette image conditionne les échanges scolaires.

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Ce n’est pas cette répartition qu’aurait trouvé Susana si elle était entrée dans la classe où se trouvait Leandro avec les élèves ni dans les autres, c’est aussi valable pour toutes les autres écoles de notre pays. Pour que les élèves  restent assis, qu’ils se concentrent sur une explication, pour obtenir le silence  et qu’ils regardent le tableau, la lutte  est chaque fois plus inégale. Cependant  le stéréotype persiste chez les enseignants, dans les familles, et même chez les élèves. C’est comme un fantôme qui plane sur les classes et indirectement est présent : comme cela devrait être, comme la référence idéale, comme la seule façon faire fonctionner la classe. Le concept de Salle de Classe cliché fait partie de l’expérience quotidienne et du malaise récurrent du fait de  l’impossibilité historique de la mener à bien. Comme tant d’autres espaces disciplinaires, il est né,  a grandi, et s’est perfectionné  dans son efficience dans la phase de modernité. Son objectif, c’est la création de liens basés sur l’obéissance.

L’enseignant vit avec la volonté de rester –physiquement et émotionnellement- attachéà un idéal perdu d’avance.Son mal être se traduit en plainte cathartique à propos de ce qu’il perçoit comme une absence. ″Les familles ne s’engagent pas, l’Etat non plus, et les enfants n’arrivent pas bien  de l’école primaire″, disent-ils habituellement. Parfois, cela se ressent dans l’absentéisme en classe ; ou dans le meilleur des cas cela se dilue dans un volontarisme difficile à maintenir dans le temps. Trois fuites en avant boiteuses, individuelles, d’une classe cliché qui s’écroule pendant que les enseignants continuent à faire leur cours.

Alors, quoi faire dans les écoles lorsque les repères de la discipline ne sont plus possibles ? Comment conserver l’ordre de localisation spatiale, en tant que système de domination, si les limites de la salle de classe deviennent diffuses avec l’arrivée des nouvelles technologies ?

Ces questions ne répondent pas à la construction isolée  d’un idéal pédagogique, mais aux conditions historiques actuelles qui nous parlent de pratiques différentes, de subjectivités distinctes, et d’un espace dans lequel les murs de l’école ont cessé d’être ce qu’ils étaient.

***

Maria, assistante d’éducation d’une école du nord est de CABA, [NdT : Ciudad Autónoma de Buenos Aires], remarque que les élèves de la 2° 1 ne sortent pas en récréation  et va voir ce qui se passe. Dans la salle, comme des rugbymen, ils forment un cercle, en mêlée fermée.

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—Pourquoi, ne sortez-vous pas ?- demande- t-elle de la porte. Silence. Les têtes ne bougent pas, le regard dirigé vers le bas, attentifs au centre du cercle— Allez, les enfants, sortez, je dois fermer la salle.

Une des élèves qui a de longs cheveux noirs jusqu’à la ceinture et un sparadrap blanc qui cache le piercing qu’elle a sur le nez et que Maria lui fait enlever tous les jours, dit:

—Rien, nous sommes en train de lire un conte que nous a donné le prof de langue.

—Il s’appelle ″Super baise la petite défense d’éléphant″ —dit une autre aux yeux verts et aux joues balkaniques. On entend des éclats de rire.

Maria s’approche et attrape une des photocopies. Elle lit le nom de l’auteur “Washington Cucurto”, [NdT : WáshingtonCucurto, pseudonymede Santiago Vega, né à Quilmes en 1971 est un poète, conteur et éditeur argentin dont l’ œuvre est centrée sur les minorités et les marginaux.] quand elle termine la première ligne, elle se crispe.

—C’est votre prof de langue qui a vous l’a donné ? —demande- t-elle dans une offensive maladroite.

—Oui, celui-là et quinze autres, on pouvait choisir.

Maria, comme si elle avait entre les mains une vipère crachant son venin, sort de la salle et part en courant chercher le chef des assistants d’éducation. Cinq minutes après, ils sont ensemble à la direction.

—Marta, je me demandais pourquoi les gamins ne sortaient pas en récré  —dit Maria avec empressement, les syllabes se bousculant quand elle parle- Quand je suis allée voir dans le cours ce qui se passait, je les trouve en train de lire comme jamais. Regarde le conte osé  que leur a donné le prof de langue. La directrice commence à lire : ″Prends-moi, mon noir [NdT : noir : negro/a : façon de s’adresser à quelqu’un soit avec tendresse  et parfois en référence à la couleur foncée de la peau sans forcément de connotation raciste]prends-moi, criait  l’adolescente  danseuse de cumbia.″ T’es grand et fort ! Vas-y, secoue moi la chatte, mets-la moi bien profond, éponge-moi le cul » Et je n’ai pas pu continuer la lecture de la première page.

—Mais qu’est ce qui lui prend à ce professeur ?- dit-elle en s’appuyant sur le bureau- Pourquoi choisir ce type de matériel avec des enfants de quatorze ans ? Est-il encore dans l’école ?

—Non, il est parti.

—Et la coordinatrice du département ?

—En haut.

—Va la chercher Maria, dis-lui que nous allons réunir un conseil  consultatif d’urgence. Ce n’est pas possible. Qu’arrive-t-il à ce type, il veut  que  Feinman [NdT : Eduardo Guillermo Feinmann, journaliste, présentateur de radio et télévision, avocat argentin controversé,connu pour ses positions contre la légalisation de la drogue et contre l’avortement] se pointe à la porte de l’école avec ses caméras ?

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On organise le conseil consultatif avec les coordinateurs de la section expression, du département des langues et des sciences. La directrice  propose de saisir toutes les copies du conte, de l’interdire, et  que le prof ne puisse pas l’utiliser comme matériel didactique. Les coordinatrices l’écoutent sans trop  participer. Celle qui s’occupe de la section expression dessine pendant   que la directrice parle. Quand la réunion se termine, celle qui dessine, rompt le silence.

—Je ne suis absolument pas d’accord avec ta décision de  limiter la liberté d’enseignement des professeurs. J’irai plus loin, je vais reprendre le contenu du conte dans mes cours d’art plastique. Ce dessin sera le détonateur – elle approche de la directrice la feuille de papier : un couple en plein coït.

Marta est abasourdie. Elle n’arrive pas à croire ce qu’elle entend. Elle ne peut croire que les enseignants interprètent sa décision d’interdire le conte comme une limitation de leur liberté d’enseigner. Elle ne peut croire au dessin qu’elle vient de voir.

—Ah non, en fait vous voulez vraiment que Feinman vienne avec ses caméras- insiste-t-elle, comme si elle cherchait à suivre les idées de ses collègues qu’elle ne parvient pas à comprendre.

Le lendemain, la salle des profs est en ébullition : tous s’allient pour la défense corporative du camarade qui choisit un conte de Cucurto, avec des récits de sexe explicite dès la première phrase, comme matériel didactique pour la deuxième année.

Marta demande de l’aide auprès de l’inspection. Là, elle reconnaît que, même si elle a été éduquée dans une école religieuse, elle a aussi eu ″ses expériences de jeunesse ″. En outre, elle est une lectrice fidèle de la saga de Cinquante nuances de Grey dit-elle, même encore ainsi, elle ne comprend pas pourquoi le professeur choisit un conte qui reprend les mots les pires qu’utilisent les gamins, dans lesquels les femmes sont esquintées avec un ″langage si vulgaire″.

De son côté, l’inspectrice demande si l’enseignant est licencié en communication. C’est le cas. Elle rapproche le choix de ce type de littérature avec  la performance de posporno à la faculté des sciences sociales. [NdT : le 2 juillet 2015,référence  à une activité hors programme qui s’est déroulée  dans les couloirs de l’université  et a déclenché une grande polémique, le “posporno” traite des nouveaux formats de la pornographie]. Cela va plus loin, elle craint que cette situation ne soit le début d’une série d’évènements qui l’inquiètent. L’inspectrice regarde Marta et les autres coordinateurs présents. Puis, elle demande:

-Serions-nous dans l’antichambre d’une explosion scolaire ?

***

Responsabilité civile, voilà une des expressions les plus utilisées récemment dans le jargon scolaire et elle définitl’école comme un parc, avec des barrières  de protection  face à la menace de l’extérieur. On l’entend dans la bouche des enseignants  et des équipes de direction  comme l’expression d’une préoccupation récurrente et  qui leur complique la tâche quotidienne.

Tout imprévu devient un risque latent. La passion pour la responsabilité civile implique la judiciarisation des relations scolaires, et la privatisation des pratiques publiques. Lorsque les enseignants et les équipes de direction priorisent l’aspect juridique comme principe d’organisation des liens, l’école reste cantonnée dans  ses murs, très soucieuse de contrôler  l’hémorragie menaçante de l’extérieur et de délimiter les possibles erreurs de l’intérieur. Même pour des situations simples  comme celle de l’apparition du conte de Cucurto, on perd le sens commun par crainte de recevoir des dénonciations des familles des élèves ou encore qu’un fait ne se transforme en scandale et ne sorte dans la presse.

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C’est de cette façon que l’ombre de l’appareil judiciaire plane sur la tête de chacun des enseignants, dans chacune de ses actions : du texte hors programme à la réponse sarcastique donnée à un moment inopportun. Aussi précis et aussi absurde que cela paraisse. La judiciarisation des liens scolaires est un signe de fragilité de l’école, de la perte de sa force disciplinaire acquise durant la phase de modernisation.

***

“Les gamins sont ailleurs″, ″Je parle, je parle, ils n’en ont rien à faire″, ″Ils n’ont pas apporté leurs devoirs, même pas la photocopie que je leur ai donnée la semaine dernière″,  ″Ils ne participent pas en cours″, ″ils n’ont aucun respect″, voilà quelques grands  classiques que l’on entend dans la bouche des profs perdus dans les territoires désertiques du sud du pays. Claudia, portègne [NDT: nom donné aux habitants de Buenos Aires]  et professeur d’histoire dans une école moyenne à El Bolsón, raconte que de telles phrases composaient la musique dissonante qu’elle entendait chaque fois qu’elle croisait un de ses collègues dans les couloirs.

—La salle de profs était invivable, en comparaison le mur des lamentations était un théâtre comique- dit Claudia.

 Elle raconte aussi qu’elle sortait chaque fois davantage déprimée. A un certain moment, ils s’acharnaient contre un groupe. Les dards étaient dirigés contre les quatrièmes. : vingt- huit élèves au total, ″ avec les caractéristiques des adolescents que nous connaissons tous, sans problèmes graves, mais avec toutes les problématiques de la société de consommation technologisée dans laquelle nous vivons″, dit-elle. Tous les jours, les profs sortaient abattus. Une lamentation continue. Dans la salle des profs ou à la direction, on entendait  les mêmes plaintes. Elles se terminaient toutes par le même refrain ″je ne sais plus quoi faire″.

Est-il possible d’enrichir ces territoires arides ? Comment procéder ? Quel genre de vie menons- nous dans une école lorsque nous la vivons du point de vue de la fragmentation, avec des réponses individuelles pour des problèmes généraux ? Quelles actions envisager pour mener à bien  une vie en commun ?

—J’ai confiance et je connais la valeur du corps enseignant que nous avons à l’école -dit Claudia-. Ce sont des enseignants de qualité, pleins d’énergie, c’est pour cela que leur besoin de se défouler sur les élèves me pesait doublement. Un jour, je leur ai dit : allons  tous ensemble parler avec eux, plus nous serons nombreux, mieux ce sera. Les profs ont accepté, mais ils avaient des doutes sur ce que nous allions leur dire.

En principe, l’idée de Claudia  était de de leur dire qu’ils étaient préoccupés par le manque de résultats du groupe et leur manque de motivation, et qu’ils voulaient les écouter tout simplement. Pour qu’ils leur racontent ce qui leur arrivait, ce qu’ils ressentaient, pourquoi  ils se comportaient de cette manière.

Ce n’était pas très clair pour moi non plus –dit Claudia-, mais il fallait faire quelque chose. A l’école, ils étaient habitués à ce que les profs les écoutent, qu’ils  leur posent des questions, mais quand ils nous ont vus entrer tous ensemble, cela leur a fait un choc. Nous étions dix au total et nous leur avons donné la parole. Nous avons été surpris par la façon dont ils ont mis des mots sur ce qui se passait entre eux et à l’école, ce  dont nous ne nous doutions absolument pas.

***

Ce sont les élèves qui dominent la situation à l’école, ce sont eux qui occupent l’espace dans la classe,eux qui regardent défiler les enseignants comme des locataires. Ils sont les premiers à décoder une nécessité scolaire: la nécessité de fréquenterl’école  avec des présences intenses.

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Il y a deux manières possibleschez les jeunes d’exercer une présence intense. D’un côté, on ales gaminsheavy, une espèce de contre image de l’enseignant épuisé, à qui ils disputent le pouvoir  du groupe, et qui produit à la longue chez l’enseignant  des sentiments de tristesse, de frustration, de colère ou de résignation.De l’autre, si l’on se réfère à la figure élaboréepar Michel Serres, il y a les petites poucettes, c’est-à-dire les jeunes imprégnés de technologies qui manipulent plusieurs informations à la fois ; et qui vivent dans le virtuel. Ces deux figures intenses, parmi beaucoup d’autres possibles, symbolisent une demande, un cri, le présage que les écoles actuelles réclament la présence intense des enseignants au regard de l’intensité des élèves.

Or, comment définir une présence intensedans l’école comme une condition individuelle du point de vue de l’enseignant ? Nous ne pouvons penser cela comme une condition individuelle mais comme un besoin qui impose la classe contemporaine pour la pratique pédagogique. La présence intense de l’enseignant, c’est celle qui ne vide pas les lieux en les occupant. Elle désactive des automatismes et se déploie de façon globale. Il ne s’agit pas d’une capacité exceptionnelle de l’enseignant ni de sa plus ou moins grande créativité. Ce qui est intense s’édifie davantage par le biais du lien collectif que par l’expérience en tête à tête.La composition d’une véritable communauté scolaire intensifie laprésence dans la classe ; travailler en équipe avec d’autres collègues et développer des liens entre eux.

Que va- t-il se passer si nousproposons d’autres schémas qui vont  altérer les cristallisations que fixe la salle declasse cliché ? Que va- t-il se passer si nous comprenons l’enseignant,non  plus à partir de son autorité hiérarchique maisgrâce à sa capacité à être un meneur de jeu ?

Les rapports de force à l’intérieur de la classe ont changé. Il n’y a plus un seul centre, mais beaucoup de centres. Le professeur cesse d’être le corps qui possède le savoir, la figure qui arbitre les échanges dans un jeu qui lui est étranger, celui des élèves. Pour faire fonctionner les classes actuelles il est nécessaire qu’il y ait un changement de rôle, un passage de l’enseignant arbitre à l’enseignant animateur.

L’enseignant qui organise le jeu  crée, avec l’autre, quelque chose qui n’existait pas avant, parce qu’il  intègre dans ce contenu  ses savoirs et ses goûts avec ceux de ses élèves. Il construit quelque chose de nouveau dans cette dialectique, quelque chose à quoi il ne s’attendait pas non plus. L’enseignant organisateur  ne s’attend plus à du respect à priori, et ne considère pas comme acquis le fait de recevoir de l’attention de la part de ses élèves, attention  qu’il sait récalcitrante. Il agit  avec les signes- beaucoup d’entre eux de l’ordredu non-scolaire- qu’il décrypte au-delà  de la rigidité du corps professoral. C’est un enseignant qui établit d’autres parcours, sans même sortir de la classe, qui voyage et abandonne les conventions, et s’aventure sur des terrains marécageux, à l’avenir incertain. C’est-à-dire que sa tâche s’élargit : enseigner implique aussi de devoir créer les conditions pour pouvoir le faire.

***

 Sergio est un de ces enseignants chanceux qui de la fenêtre de sa classe peut voir le sommet d’une montagne enneigée. L’école où il travaille est située à quatre kilomètres de laplace principale d’Ushuaia et à vingt -cinq de la colline du Castor. Diplômé comme professeur en sciences sociales et licencié en tourisme, il alterne heures de travail au niveau universitaire, tertiaire et les cours dans le secondaire ″ aux  enfants plus grands″. Fatigué de  se voir obligé- à cause des règles institutionnelles- d’interdire ce qui est impossible d’interdire, il a proposé une évaluation sur dossier et livre ouvert dans sa matière, la sociologie, et surtout, il a insisté pour  que les téléphones portables  soient  disponibles  et  librement utilisés.

—Je les ai aussi prévenus qu’ils pouvaient  discuter des sujets entre eux si besoin – dit-il -par Skype. A la seule condition que la production écrite soit individuelle.Cela m’intéressait d’entendre lavoix et la pensée de chaque enfant  dans ce qu’il écrivait. Ils devaient produire et non reproduire.

Sergio avait déjà  testé cette  formule  auparavant  mais de toute façon, quand il en a parlé aux élèves, ils ont été surpris.

Après leur avoir expliqué les étapes à suivre, Sergio a laissé la feuille avec l’évaluation sur latable de chacun des trente- deux élèves. Il s’est appuyé sur le montant de la fenêtre, avec en décor le fond céleste et blanc de la ville laplus australe du monde ; et les a regardés lire la consigne. Contrairement aux autres évaluations,  où le murmure général évoque les braises qui se consument doucement, les voix, blagues et les bruits corporels ont commencé à s’amplifier dans la salle. Sergio suivait la scène avec attention mais en faisant semblant de s’en désintéresser,″ le regard sur la montagne et les oreilles concentrées sur ce que disaient les enfants″.

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Par-dessus toutes les voix, une fille angoissée lui dit:

—Cecine me plait pas du tout, professeur, nous ne sommes pas habitués à ces évaluations !

Sergio a fait comme s’il ne l’entendait pas et s’est misà effacer letableau pour qu’ils ne levoient pas sourire. Il l’a fait doucement, donnant lelieu et le temps aux élèves de travailler sur leurs copies, en  espérant que l’état de concentration ferait disparaître la plainte. Quand il s’est rendu compte que les regards de ses élèves n’étaient plus dirigés sur lui, sans que personne ne s’en aperçoive, il s’est caché derrière un meuble qui le dépassait en hauteur, à côté du tableau.

—J’ai disparu de la scène d’évaluation – dit Sergio..

La concentration était telle que plusieurs minutes ont passé sans qu’aucun des élèves ne remarque son absence.Sergio, derrière le meuble, écoutait le bruit des feuilles et des crayons. De temps à autre, le son  d’un mobile ou une porte qui claquait dans une autre salle.

A un certain moment, un des enfants a voulu me demander quelque chose et ne m’a pas trouvé-

Et le prof ?, et le prof ? demandait-il. J’ai mis la main devant ma bouche  pour qu’on n’entende pas ma respiration –dit Sergio devant la petite caméra du netbook.

Sergio les a laissés  agir, ilvoulait voir ce qu’ils faisaient. Habituellement, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils disent : ″ on n’a qu’à copier !″. Mais dans cette situation, la triche n’avait pas de sens ; l’initiative n’avait pas lieu d’être, face àl’absence supposée.

—J’ai attendu un peu, jusqu’au moment où j’ai vu l’ombre d’un des enfants à côté du meuble. Et, comme si j’étais un de ces magiciens qui vont dans les anniversaires avec peu de tours dans leur sac, j’ai poussé le meuble et je suis revenu dans la classe- Sergio fait le signe des guillemets avec les doigts en même temps qu’il dit ″me voilà″.

En le voyant, les enfants étaient morts de rire. Quelques-uns ont fait semblant d’être en colère. J’ai éclaté de rire, un de ces rires qui te font plier en deux. Un long moment a passé comme cela, en tout cas, c’est ce que l’on croit en l’écoutant.Il n’a pu s’arrêter que lorsqu’un  des enfants lui a tapoté dans  le dos, et en cherchant son regard, lui a dit:

— Revenez Professeur, on a besoin de vous.

Sergio avait réussi à devenir ″un enseignant meneur de jeu ″.

***

Les murs du périmètre des écoles contemporaines, que nous pourrions  appeler post-disciplinaires, ont cessé d’être des murs qui confinent les expériences. Ce qui se passe à l’intérieur, ne reste pas à l’intérieur. Il n’y a plus de clôture, ni d’enfermement. Les nouvelles technologies- aussi bien entre les mains des jeunes  que des adultes- ont rendules limites de la salle de classe floues. Là où les décennies précédentes il y avait isolement, aujourd’hui il y a entrée et sortie des savoirs, circulation de plaisanteries par sms et vidéos, circulation d’expériences qui font irruption dans le quadrilatère traditionnel. L’école contemporaine déborde de ses propres barrières architectoniques, élargit le périmètre, le multiplie, jusqu’à le transformer en école territoire.

Cela suppose un changement de perspective.Un territoire est dynamique, il ne se construit pas en une fois et pour toujours comme un bâtiment. Il requiert un besoin d’expansion et de conquête d’espaces pour l’échange. Comme le raconte Sergio, dans l’école territoire, on invente des combinaisons pour les corps qui la peuplent encore à l’intérieur des limites de la salle de classe. On explore d’autres moyens de connexion entre les personnes qui l’intègrent, on l’occupe par le biais du mouvement, en le faisant grandir- pour paraphraser Deleuze et Guattari – jusqu’aux limites de sa propre force.

Concevoir l’école comme un territoire suppose de ne pas se restreindre aux sentiers délimités par la reproduction. En fin de compte, comment pourrions-nous obtenir quelques améliorations si nous continuons à miser sur ce qui existe déjà ? Ou, autrement dit, combien d’évaluations écrites ont été faites par les élèves de Sergio au cours de  leur scolarité  avec un professeur devant eux ? L’école comme territoire invite à ne plus s’en tenir seulement àla logique du lieu mais plutôt à prendre en considération le temps comme expérience, pour profiter  de la disponibilité du moment, pour favoriser la rencontre- toujours dans l’objectif que les corps s’organisent  pour partager un espace physique jour après jour, ce qui n’est jamais gagné d’avance.

***

Leandro, María, Sergio, Claudia et –approximativement un million d’enseignants en plus, dans toute l’Argentine - donnent forme, jour après jour, à l’école secondairecontemporaine. Les écoles publiques ne garantissent pas la même expérience éducative à leurs élèves, qu’ils soient argentins ou étrangers. L’école, comme institution nationale, ou modèle hégémonique, avec un dispositif disciplinaire affaibli, n’est plus monolithique ni identique à elle-même  où qu’elle se trouve. L’uniformité de l’expérience éducative garantie  par l’école publique jusqu’au dernier tiers du XXème siècle n’est plus aussi vraie. Maintenant l’école  c’est les écoles. Cela marque un point d’infléchissement  par rapport à l’école constitutive et à son caractère universaliste.

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Alors, avec autant de changements, d’incertitude et de transformation historique, que connaissons nous des écoles contemporaines ? Quel sens y-at-il pour Leandro lorsqu’il entre dans une classe différente de celle qu’il imaginait  et pour laquelle ″il n’a pas été préparé″ ? Quelle énergie trouve Claudia quand elle imagine des actions avec ses collègues ? Qu’est-ce qu’ont apporté du point de vue pédagogique  les mouvements et fuites de Sergio pendant l’évaluation ? Pourquoi Maria continue-t-elle à être présente dans son école malgré l’incompréhension ?

Ces questions  ne peuvent se concevoir que grâce au privilège que conserve encore l’institution scolaire : la possibilité de la rencontre quotidienne. Là se trouve sa force  et la possibilité de son déploiement dans la société actuelle. La rencontre, sans  diagrammes préalables effectifs, devra être conçue à chaque fois, pour chaque école. Pour cela,  on ne peut se basersur le fonctionnement d’un échafaudage structurel venu à échéance ; elles ne disposent plus de l’inertie qu’offrait ce modèle qui a eu du succès. Le scénario  est inquiétant : les collèges aujourd’hui sont caractérisés par l’hétérogénéité, l’apparition de situations inimaginables, l’absence d’un sens garanti à l’avance. Cependant, c’est dans l’incertitude elle-mêmeet, surtout, dans la recherche  de la mise en place d’un plan commun à toutes les vies, que se nichent les possibles.Et cette disposition collective dans les écoles, aussi bien par sa dimension politique que pédagogique, est l’expression contemporaine de sa vitalité la plus grande.