Ensayo

Campagnes, médias et messages


Les journaux avec Hillary, les fans avec Trump

Hillary Clinton a reçu le soutien de 229 quotidiens nord-américains et de 131 hebdomadaires. Trump, à peine l’aval de13 médias. Cependant, sur les réseaux sociaux, le républicain avec un grand nombre de partisans et d’interactions dépasse la candidate démocrate. Cette tendance divergente coïncide avec une réduction dramatique des médias d’informations face à une expansion phénoménale des réseaux sociaux : les revenus de l’entreprise The New York Times stagnent depuis 5 ans alors que ceux de Facebook ont quadruplé. Dans cette analyse publiée conjointement avec Nieman Lab, Pablo Boczkowski explique comment Trump a fait pour rester stable dans les sondages et pourquoi cette élection peut sceller l’avenir de la publicité et des couvertures médiatiques en périodes d’élections.

Traduction: Pascale Cognet

Le jour du vote aux Etats-Unis est arrivé. La dernière étape de la bataille s’est déroulée avec deux candidats présidentiels uniques : une ex première dame qui pourrait devenir la première femme présidente des Etats-Unis, et un multimillionnaire devenu une star de télé réalité qui a défié la logique conventionnelle à plusieurs reprises lors de la campagne électorale. Les médias presse ont consacré de nombreux moyens  pour couvrir  un processus électoral comme aucun autre dans l’histoire nord-américaine récente. Mais, Cette couverture a-t-elle été si influente ? Dans predicción para el periodismo en 2016 [NdT: prédiction pour le journalisme en 2016]  j’ai écrit sur le site de Nieman Lab [NdT : Le Nieman Lab fait partie de la Nieman foundation qui veut promouvoir et améliorer les standards du journalisme. Le Lab publie des rapports et des notes de blogs qui explorent les défis du journalisme face au numérique, aux réseaux sociaux, aux données, etc.] qu’:

 “A mesure que les Etats-Unis se rapprocheront d’une année d’élections présidentielles, nous pouvons prévoir qu’au cours de l’année 2016, les principales organisations journalistiques consacreront  des efforts importants  et des moyens pour couvrir le processus politique. Elles s’attendront à ce que leur couverture médiatique solide  ait beaucoup d’impact, et par conséquent elles agiront conformément à leur arrogance habituelle. Mais cette couverture jouera probablement un rôle secondaire par rapport aux pratiques de communication plus centrales et mondaines qui connecteront les leaders politiques avec la citoyenneté sur les réseaux sociaux”.   

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La campagne électorale touchant à sa fin, il vaut la peine de se demander si cette prédiction a été exacte. Je soutiens que la réponse est “ oui dans une grande mesure”.

Ces derniers mois, la majorité des organes d’informations leaders et traditionnels aux Etats-Unis ont mené, de façon uniforme et dense, une couverture négative sur Donald Trump. De longs articles de presse et des articles d’opinion élaborés ont approfondi tous les aspects concevables des déclarations sexistes, racistes et xénophobes du candidat présidentiel républicain. Les principaux médias d’informations ont aussi examiné les opérations commerciales de Trump, de l’administration de ses casinos et projets immobiliers jusqu’à ses pratiques  tarifaires, et ils ont dénoncé largement les aspects les moins positifs de ces opérations.

La couverture négative de Donald Trump provient, non seulement de sources de tradition progressiste, mais aussi d’une large frange du spectre idéologique, bien que quelques critiques de gauche argumentent que parfois les médias ont commis une erreur en créant une fausse équivalence entre les deux candidats présidentiels dans leur recherche d’un journalisme objectif.   

Nous voyons un indicateur clair de l’amplitude de la couverture négative sur Trump dans la distribution des manifestations de soutien éditorial des journaux et revues à l’égard des candidats. Hillary Clinton a bénéficié de l’appui de 229 quotidiens et de 131 hebdomadaires, comprenant des organes d’informations qui historiquement ont évité de s’identifier avec l’un des partis et d’autres organismes qui  représentent l’idéologie conservatrice associée presque toujours à des candidats républicains. Au contraire, Trump a reçu la caution de 9 quotidiens et 4 hebdomadaires. Il en a résulté une différence de 27 appuis contre 1 appui explicite de la part des organes d’informations en faveur de la candidate démocrate. 

Bien qu’il soit toujours difficile d’évaluer ce qui est contre factuel, je crois qu’il est raisonnable d’argumenter que, par exemple, au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, seulement une fraction de cette couverture négative aurait suffi à gâcher les chances d’un candidat présidentiable et y compris peut-être à éjecter complètement sa candidature. Au contraire, deux jours avant que les étatsuniens ne finissent de voter, la moyenne des principaux sondages du site RealClearPolitics montre que Donald Trump se situe encore à l’intérieur d’une marge d’erreur permettant d’obtenir le vote populaire.  Pour comprendre comment cela est possible, nous devons regarder la dynamique de la communication politique sur les réseaux sociaux. 

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Au cours des cycles électoraux de 2008 et 2012, les campagnes du président Barack Obama ont dépassé de beaucoup celles de John McCain et Mitt Romney respectivement, sur les réseaux sociaux. Le cycle électoral actuel a été marqué par une inversion dramatique de cette situation : l’activité des réseaux sociaux de Donald Trump a dépassé très clairement celle d’Hillary Clinton.  

Quant au nombre total de partisans, le vendredi 4 novembre, la page Facebook de Trump totalisait 11,9 millions de “j’aime” et son  compte Twitter comptait 12,9 millions de partisans. Les chiffres pour Clinton ont été de 7,8 et 10,1 millions. Autrement dit, à partir de ce jour- là, Clinton avait 53% de moins de “j’aime” sur Facebook et 27% de moins de partisans sur Twitter. (Il y a d’autres raisons pour lesquelles les candidats sont présents sur les réseaux sociaux, y compris pour obtenir des dons et récupérer des adresses mails de volontaires potentiels, mais le sujet déborde l’objectif de cette analyse). A l’époque des “click farms” [NdT: fraude qui consiste à payer des gens pour cliquer en masse sur des sites et booster les activités]  et “bots” [NdT : Un bot informatique est un agent logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques. Un bot se connecte et interagit avec le serveur comme un programme client utilisé par un humain, d'où le terme « bot », qui est la contraction par aphérèse de « robot »] politiques, tous les partisans sur les réseaux sociaux ne sont pas légitimes, mais il n’y a pas de raison de croire que cela suffise à expliquer la plus part  des chiffres divergents dans les campagnes.

A la lumière des pratiques de communication parfois extravagantes de Donald Trump, il est possible qu’une partie de son public sur les réseaux sociaux l’ait suivi en cautionnant le dernier “post”  scandaleux  sans que cela ne signifie pour autant qu’ils appuient sa candidature. Cependant, un regard sur les rythmes d’engagement et inter action sur les réseaux sociaux démontre aussi le succès supérieur obtenu  par la stratégie de communication de Trump. Par exemple, le vendredi matin du 4 novembre aussi, un “post”  sur une manifestation de la campagne publié sur la page Facebook de Trump 14 heures avant totalisait  92,000 “j’aime”, 40,000 “j’adore”, il avait été partagé 29.782 fois et la vidéo qui l’accompagnait avait été regardée 2.100.000 fois. A titre comparatif, un post mis 12 heures avant sur la page  Facebook d’Hillary Clinton, également à propos d’une manifestation de campagne  bénéficiait de 14.000 “j’aime”, 1.300 “ j’adore”, il avait été partagé 1.965 fois, et la vidéo jointe avait été regardée 218.000 fois. Le message de Trump sur les médias de communication sociale a suscité un engagement et une interaction plus grands que celui de Clinton et la différence en intensité surprend : par exemple, le post de Trump a reçu 30 fois plus de  “j’adore”  que celui de Clinton. Un contraste des mesures d’engagement sur Twitter, comme le nombre de retweets  et de “j’aime”, montre un schéma similaire de davantage d’attirance  pour Trump que pour Clinton de la part de leurs partisans respectifs. 

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La divergence de tendances entre les médias d’information et les médias de communication sociale se produit dans une période historique au cours de laquelle il y a eu une réduction dramatique dans les médias d’information  et une expansion phénoménale dans les médias de communication sociale. Par exemple, selon le formulaire 10-K [NdT : Un formulaire 10-K est un document officiel que les sociétés cotées sont tenues de déposer auprès de la Securities and Exchange Commission] que The New York Times Company — non seulement l’entreprise leader en journalisme étasunien mais une organisation qui a misé pour son avenir sur le digital—a présenté à la Commission des Valeurs des Etats-Unis, les revenus totaux sont restés au niveau de 1.5 milliards de Dollars US par an, entre 2011 et 2015, avec des profits de plus de 63 millions de Dollars US pour 2015.

En comparaison, le 10-K de Facebook montre une augmentation de revenus de 3.7 milliards de $ en 2011 à 17.9 milliards de $, entre 2011 et 2015, avec des profits de 3,6 milliards de $ en 2015. Autrement dit, tandis que les revenus de l’entreprise The New York Times ont stagné au cours des cinq dernières années, avec une marge de bénéfice de 4% l’an dernier, les revenus de Facebook ont quadruplé dans la même période et ont atteint une marge de bénéfice de 20% en 2015.

Malgré les différences dans leurs stratégies et produits, tous les médias de communication- y compris ceux des informations et des réseaux sociaux-jouent sur le même marché, se concurrençant pour capter l’attention du public. La différence notable dans les pratiques du New York Times et Facebook est un indicateur de la répartition de l’attention des gens dans la société contemporaine à l’égard des différents médias de communication. Les dépenses de publicité sont fonction de cette distribution, et un coup d’œil à où sont passés les dollars l’an passé nous raconte une histoire concluante : 65% des dollars de publicité digitale d’écran dépensés aux Etats-Unis se sont répartis entre cinq entreprises, dont aucune ne fait partie du marché de l’information. Facebook a été le grand gagnant, touchant 30 centimes sur chaque dollar dépensé en annonces “display” pour les téléphones portables- ce qui représente une augmentation de 20% par rapport à 2014.

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Ces chiffres sur les aspects financiers et publicitaires indiquent l’importance croissante  des médias de communication sociale par rapport aux médias d’information. Plus important pour le sujet actuel, ces mêmes chiffres donnent un début d’explication sur la raison pour laquelle une présence plus forte sur les réseaux sociaux a pu permettre à la campagne Trump de rééquilibrer sa position très largement inférieure dans les médias d’information. Cependant, nous devons aussi considérer les caractéristiques des pratiques communicationnelles des gens pour avoir une image plus complète de l’influence relative qu’ont les différents médias de communication dans la communication politique.

L’évidence informelle suggère que les gens visitent les sites des réseaux sociaux plus d’une douzaine de fois par jour, en moyenne. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner si, conformément au rapport, la consommation des médias de communication sociale est devenue une activité prépondérante dans les moments non consacrés au travail ou au sommeil. L’utilisation des réseaux sociaux vient en deuxième position dans le temps libre, et n’est dépassé que par la préparation et la consommation de nourriture, et avec une fréquence plus grande que l’activité physique d’une personne lambda. Passer du temps sur les réseaux sociaux est devenu quelque chose de si généralisé dans la vie quotidienne des personnes que peu à peu  cela a absorbé les habitudes de consommation des informations.

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Les premiers résultats d’un projet de recherche en cours sur la dynamique de consommation des médias et des informations que je suis en train de développer avec mes collègues montrent que la majorité des personnes, dans la plus grande mesure, s’informent  au cours de leur utilisation des réseaux sociaux. C’est-à-dire que les gens s’informent sur l’actualité  non pas en tant qu’activité au centre de leur préoccupation mais comme le résultat  accessoire de leur consommation Facebook, Twitter ou  Snapchat sur les petits écrans de leurs dispositifs mobiles. La plus part du temps, les gens se concentrent seulement sur le titre et le téléchargement, moins souvent, ils cliquent sur une histoire, et lorsqu’ils le font, ils la lisent très peu souvent entièrement. L’attention consacrée aux informations est habituellement éphémère et entremêlée d’un large spectre d’items d’information – cela va des photos du nouvel animal de compagnie d’un ami au voyage exotique d’un proche.  

Cette réduction de la majorité des histoires à une poignée de mots ou à de  courts extraits vidéo, et leur mélange à un flot d’informations  sur la vie quotidienne, contribuent à diminuer l’influence potentielle des informations à l’intérieur des pratiques informationnelles  typiques de la majorité des gens. En outre, les priorités commerciales d’une entreprise comme Facebook modèlent la logique algorithmique de son “feed” d’informations : étant donné que plus nous sommes heureux, plus il y a de chances que les annonces qu’on nous montre soient effectives, l’algorithme donne priorité aux éléments d’information qui sont consistants de notre point de vue. Par conséquent, y compris si on nous présentait un grand nombre d’infos sur les réseaux sociaux et si nous leur consacrions une grande attention, la probabilité d’obtenir de l’information qui nous confronte à des points de vue  différents alternatifs et nous aide à apprendre quelque chose de nouveau serait relativement faible. Cette logique algorithmique isole les personnes de l’influence des informations qui pourraient altérer leur préférence pour des politiques préexistantes.

Il convient d’ajouter que les médias de communication ne sont qu’un des facteurs qui déterminent les préférences électorales, et certainement pas le plus important. En outre, Donald Trump est un candidat assez unique dans l’histoire politique moderne, en partie à cause de sa forte présence dans le monde du spectacle. Mais aussi après avoir pris tout cela en considération, je crois que cette élection deviendra un point d’inflexion dans le lien qui unit les médias de communication aux campagnes politiques. 

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Le contraste marqué entre la dynamique éditoriale et les préférences électorales pourrait conduire, à court terme, à deux tendances qui touchent directement les médias de communication. En premier lieu, une diminution de l’investissement dans les publicités électorales des médias d’informations et une augmentation parallèle de l’investissement dans les réseaux sociaux. Cela pourrait avoir un effet négatif important sur les médias audiovisuels, en particulier sur les stations de télévisions locales. Cela, à son tour, diminuera les ressources disponibles pour la couverture journalistique, renforçant encore davantage la tendance à la baisse de l’influence des médias d’informations. En second lieu, nous pourrions voir également une adaptation dans la présentation des infos pour qu’elle coïncide avec le caractère des pratiques de consommation des réseaux sociaux sur des dispositifs mobiles : un plus grand zoom sur le gros titre et la page, souvent transmise sur un ton sensationnaliste, et une diminution dans le traitement extensif des articles. Cela intensifierait encore plus la tendance aux “soundbites” [NdT: petite phrase prononcée par un homme politique à la radio ou à la télévision pour frapper les esprits] et éloignerait le discours politique des conversations complexes-une dynamique pour laquelle le trait distinctif de 140 caractères sur les réseaux sociaux est plus adéquat que les médias d’informations.

 Si elles se concrétisaient, ces tendances ne seraient pas de bon augure pour l’avenir des médias d’informations. Mais parfois, comme l’a écrit dans les très lointaines années soixante le Prix Nobel de Littérature 2016 : “ Pas besoin d’un météorologue/ Pour savoir dans quelle direction souffle le vent″.